Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/211

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arts se tiennent par la main, il est d’expérience qu’ils se tirent et marchent à peu près d’un même pas. Or les Grecs avaient, six cents ans peut-être avant Polygnote, un Homère, un Hésiode, un Orphée, un Linus, un Musée, et leur langue, la plus composée, la plus féconde et la plus harmonieuse de toutes les langues du monde, était parfaite. Quoi ! vous croyez que ceux qui avaient fait de si grands progrès dans l’harmonie, l’élégance et la poésie, étaient restés barbares en peinture ? Quoi ! vous croyez que ceux qui avaient dans leurs têtes les poésies d’Homère, ses figures, ses images, ses imitations de nature, auraient eu assez peu de goût pour se contenter des peintures gothiques ? Pourquoi pas ? me répondez-vous. Les sujets d’Homère sont en tapisseries gothiques. Mais vous moquez-vous de me répondre ainsi ? Homère était-il Français ? Y avait-il environ cinq ou six cents ans que les Français étaient attachés au goût gothique ; quoiqu’ils eussent une langue parfaite de tout point, des poëtes d’un goût et d’un génie sublimes ? La nation avait-elle le tact exquis de la poésie, et demeurait-elle hébétée en peinture ? Est-ce qu’en dépit de cette vérité, la poésie est une peinture pour l’esprit, et la peinture une poésie pour les yeux ? une nation peut exceller depuis une longue suite de siècles dans un de ces arts et ramper bêtement dans l’autre, ayant commencé à les cultiver en même temps tous deux, et montrer qu’elle avait encore plus de génie pour l’un que pour l’autre ? Je vous défie de me citer un seul exemple de ce phénomène : et si vous m’en défiez, je vous montrerai partout la langue et la poésie barbares, et la peinture ayant déjà produit de belle choses[1].

Je dis : Si les tableaux de Polygnote eussent été aussi mauvais que nos vieilles tapisseries gothiques, les Grecs ne les auraient pas plus admirés dans les beaux siècles de l’art que nous n’admirons aujourd’hui nos vieilles tapisseries gothiques. Admirons-nous aujourd’hui nos vieilles tapisseries gothiques ? Oui ou non, il faut répondre un oui ou non ; le reste ne signifie rien. Et qu’importe la folie des Grecs ou la nôtre ? Que m’im-

  1. « Les premiers Grecs qui disputèrent le prix de la peinture furent Panænus et Timagore ; ce pouvait être environ vingt ans après Polygnote. Un art est-il fort avancé quand on établit le prix d’encouragement ? »