Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/216

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Mais vous êtes charmant ! Une fois dans ma vie j’ai le bonheur d’avoir raison avec vous, et vous effacez l’endroit[1].

Ce que vous reprenez sur les trois vieillards Axion, Agénor et Priam est très-bien repris, mais ces sottises-là ne sont pas de Polygnote ; elles sont de moi. C’est que n’ayant lu que la ligne de Pausanias où il est fait mention de ces personnages sans égard à ce qui précède, j’ai pris trois cadavres pour trois hommes vivants. Bagatelle[2].

Vous entassez ici question sur question, et je vais y répondre bien précisément. Il pouvait y avoir dans Polygnote, de coloris, ce qu’on en pouvait obtenir avec quatre couleurs ; d’ensemble, ce que le pauvre Pausanias y en a laissé, et c’en est plus que trente peintres modernes, fondus ensemble, n’y en auraient mis ; de dessin, ce que j’en admire dans les bonnes statues grecques ; le drapé de son temps et de sa nation, l’expression, l’action et l’entente du Laocoon ; et de perspective peut-être ce qu’on en montrait dans les écoles de géométrie, car pourquoi non ? Trente peintres modernes ! je les réduis à trois qui ont dessiné, drapé, exprimé, etc., aussi bien que le plus bel antique : Raphaël, Carrache et Dominiquin[3].

De la poésie et de la peinture sans idées sont deux pauvres choses. Quant au technique des deux arts, ils ont bien leur difficulté l’un et l’autre ; et je doute que la magie du clair-obscur soit plus difficile à saisir que les finesses de l’harmonie imitative. Il n’y a aucun peintre qui n’ait plus ou moins de cette magie ; on lit des poëmes entiers, on parcourt cent poètes, sans y trouver le moindre vestige de cette harmonie imitative. Le peintre apprend, imite, puise ou dans les autres artistes ou dans la nature l’harmonie et les effets ; tous les poëtes qui ont précédé ne servent presque de rien à leurs successeurs ; c’est un pur instinct de nature qui dicte le poëte sans qu’il s’en aperçoive. Tout le monde sent l’harmonie de la nature et d’un tableau, et il y a même des poëtes qui n’ont pas la première

  1. « Eussiez-vous voulu qu’il restât ? En eussiez-vous accepté les honneurs ? »
  2. Voir précédemment, page 137.
  3. « Si vous tenez Polygnote pour plus habile que ces trois-là, je vous tiens, moi, pour le connaisseur en peinture et en sculpture le plus extraordinaire qu’il y ait au monde. »