Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/391

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s’observât, il était impossible qu’il n’y parût pas dans les actions. Que répondre à cela ? Que j’avais peu vécu avec lui, que je ne le connaissais pas autant que ma sœur, et autres forfanteries qu’on tient pour ne pas demeurer court, et qui ne trompent que ceux qui nous aiment et qui ont de l’intérêt à les croire ; mais comment faire autrement ? Pour ma sœur, contente d’elle et de moi, elle dormait. Voilà ma fricassée de poulet qui dort aussi ; l’appétit et ma bonne paysanne qui s’impatientent ; allons la manger bien vite pour reprendre et continuer ce que vous ne pourrez peut-être pas lire. Qu’importe ! je vous écrirai toujours, ce sera comme le soir que je vous écrivais dans les ténèbres.

Ma fricassée était excellente et l’eau délicieuse. Ah ! ma Sophie, si vous m’aviez vu manger ! mais que je suis bête ! je vous crois attentive à tout ce que je fais. Les pauvres gens sont si honteux de n’avoir point de dessert à me donner qu’ils n’oseraient presque le dire ; ils me prennent au moins pour quelque gros bénéficier. Il est vrai que j’ai une chaise et des chevaux, mais point de laquais ; ils n’en savent pas si long, et ils ne m’en respectent pas moins. À propos, les chats de Champagne n’osent pas manger sur des assiettes, il faut qu’ils soient fripons de leur naturel ; ils ont l’air de voler ce qu’on leur donne. Il y a bien des gens comme cela. Mais où en étais-je ? Oh ! la bonne eau ! à votre santé, ma Sophie. Madame, permettez-vous ? Oui.

Voici le moment terrible, celui des adieux ; ils ont été bien tendres ; j’ai jeté mes bras autour du cou de l’abbé ; j’ai baisé ma sœur cent fois. Je parlais à l’abbé, mais je ne disais mot à ma sœur. En vérité, nous sommes bien nés tous les trois ; mais il est impossible d’être de caractères plus divers. Ah ! s’ils s’aimaient l’un l’autre comme ils m’aiment tous les deux ! S’ils avaient pu me charger la maison entière sur le corps, je vous l’aurais apportée. Nous avons une qualité commune, c’est la sensibilité et le désintéressement. L’abbé ne tient à rien, cela est sûr ; l’argent n’en est pas excepté. J’ai oublié de vous dire qu’en parcourant les lettres que j’écrivais à mon père, il y avait trouvé quelques mots qui l’avaient offensé ; il s’en plaignit amèrement, et cela dans les premiers jours. Je lui dis : « Je ne sais ce qu’il y a dans ces lettres, je sais seulement qu’il n’y a