Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/395

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au lever de madame votre mère. Le cœur m’en bat d’avance. On prépare mon dîner ; en attendant, je vais vous faire part d’une petite aventure qui m’est arrivée à Langres, les derniers jours. Nous avons là une marquise de ***, qui n’est pas la moins spirituelle ni la moins folle de nos dames, qui le sont pourtant assez. Elle s’appelait auparavant Mlle  de *** : elle me vint voir le matin presque dans mon lit ; notez cela. Nous sommes tombés fous l’un de l’autre. Nous avons arrangé la vie la plus agréable. Elle viendra passer neuf mois à Paris ; les trois autres, nous irons les passer à *** ou à ***, comme il nous conviendra. Elle m’a envoyé, le lendemain de cette entrevue, un billet doux pour me rappeler mes engagements et me demander des vers pour une présidente de ses amies dont c’était la fête le lendemain. J’ai répondu à cela avec le plus d’esprit possible, le moins de sentiment et le plus de cette méchanceté qu’on n’aperçoit pas. Cela disait : Ordonnez-moi ce qu’il vous plaira ; mais ne m’ordonnez pas d’avoir autant d’esprit que vous. Réchauffez mon esprit et mes sens, et j’oserai alors vous obéir. Pour vous expliquer la valeur de ce j’oserai, il faut que vous sachiez que cette marquise a eu un mari libertin, qui n’avait pas la réputation de se bien porter. C’est à ce propos que ma sœur, à qui elle disait : Mademoiselle, pourquoi ne vous mariez-vous pas ? lui répondait : Madame, c’est que le mariage est malsain.

À ce soir encore un petit mot, mon amie. Je vais manger deux œufs frais et dévorer un pigeon, car j’ai de l’appétit ; le voyage me fait bien ; c’est cependant une sotte chose que de voyager : j’aimerais autant un homme qui, pouvant avoir une compagnie charmante dans un coin de sa maison, passerait toute la journée à descendre du grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier. Tout ce griffonnage d’auberge, dont vous ne nous tirerez jamais, vous sera dépêché demain de Vitry, à l’adresse de M. ***.

P. S. J’allais faire une bonne sottise. Je croyais qu’il fallait passer à Vitry au sortir de Saint-Dizier, et point du tout. Je suis à la porte de la maison ; dans deux heures d’ici, je parlerai à madame votre mère. Le cœur me bat bien fort ; que lui dirai-je ? que me dira-t-elle ? Allons, il faut arriver. Adieu, ma Sophie ; je me recommande à vos souhaits. À vendredi.