Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/488

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ces enfants, quelle part ont-ils à votre faute ? Vous êtes le seul coupable, et ce sont eux qui vont être punis ! Votre femme sera déshonorée, vos enfants seront déclarés naturels ; et où est le bien de tout cela ? La raison est pour eux ; certainement, et jusqu’à ce que la loi ait prononcé, nous ignorons si elle serait contre eux. Attendons, et en attendant, mon ami, demeurez dans le lit de celle que vous appelez votre femme et qui l’est, et où vous avez eu d’elle ces enfants qui vous ont appelé leur père et qui sont vos enfants ». Jamais le curé n’en voulut démordre. Il confessa son homme ; le mal empira, il lui administra les derniers sacrements. Il mourut, et la femme et les enfants restèrent en possession des titres qu’ils avaient. Nous avons tous approuvé la sagesse du curé. Grimm l’a fait peindre ; il prétend en faire quelque jour un personnage de roman. Nous sommes revenus un peu tard ; cet homme singulier et ses histoires aussi singulières que lui nous ont défrayés en chemin.

À propos, je ne vous ai pas dit que M. le comte de Bissy[1] avait envoyé au marquis de Ximènes pour moi une tragédie anglaise en un acte, tout à fait dans le goût du Joueur. Elle est intitulée l’Extravagance fatale. Un homme de naissance a été conduit par la dissipation à l’extrême misère. Il ne peut supporter l’idée de l’avilissement où il va tomber, lui, sa femme et ses enfants. Il se persuade qu’il vaut mieux qu’il meure. Mais si la mort est meilleure pour lui que la vie, pourquoi la vie vaudrait-elle mieux que la mort pour sa femme et ses enfants ? Il vient à bout de se persuader qu’il leur manquerait d’une manière indigne, s’il ne les associait pas à un sort qu’il croit préférable à celui dont il est menacé. Il se défait donc de lui-même, de sa femme et de ses deux enfants. Cette catastrophe est d’une atrocité qui révolte ; cependant la dernière scène est d’un pathétique qui déchire. Imaginez que cet homme était sur le point d’être saisi et précipité dans une prison. Sa femme vient à lui, et lui propose de prendre ses enfants entre ses bras et de se sauver avec lui en quelque lieu de sûreté. Toute la dernière scène roule sur la double acception des

  1. De l’Académie française, où il fut reçu comme homme de cour. On l’appelait Bissy-Pierre, pour le distinguer de son frère qu’on avait nommé Bissy-Thomas, par une plaisante allusion aux deux Corneille, avec lesquels les deux Bissy n’avaient aucune espèce de rapport intellectuel. (T.)