Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/506

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qu’une chose : c’est que l’on s’aimait autant que jadis, et qu’on se l’écrivait un peu davantage….. Une demoiselle d’Ette[1], belle autrefois comme un ange, et à qui il ne reste plus que l’esprit d’un démon, a répondu que pour s’aimer bien on était trop distrait. J’ai répliqué qu’autrefois on buvait plus qu’on ne fait, on ne jouait guère moins, on chassait, on montait à cheval, on tirait des armes ; on s’exerçait à la paume, on vivait en famille, on avait des coteries, on fréquentait le cabaret, on n’admettait point les jeunes gens en bonne compagnie ; les filles étaient presque séquestrées ; à peine apercevait-on les mères ; les hommes étaient d’un côté, les femmes de l’autre ; à présent on vit pêle-mêle, on admet en cercle un jeune homme de dix-huit ans ; on joue d’ennui, on vit séparés ; les petits ont des lits jumeaux, les grands des appartements différents ; la vie est partagée en deux occupations, la galanterie et les affaires. On est dans son cabinet ou dans sa petite maison avec ses clients ou chez une maîtresse. Or, imaginez qu’une nation fût tout à coup saisie d’un goût général pour la musique : il est sûr qu’on n’y aurait jamais tant fait de mauvais airs, tant chanté faux, tant mal joué des instruments ; mais en revanche tous ceux qui auraient eu du talent, soit pour la composition, soit pour l’exécution, ayant été à portée de le montrer, jamais on n’aurait si bien joué des instruments, jamais si bien chanté, jamais fait autant et de si beaux airs. À l’application, l’esprit de la galanterie étant général, s’il y a aujourd’hui plus de fourberie, plus de fausseté, plus de dissolution que jamais, il y a aussi plus de sincérité, plus de droiture, plus de véritable attachement, plus de sentiments, plus de délicatesse, plus de passion durable qu’aux temps précédents. Ceux qui sont nés pour bien aimer et pour être bien aimés aiment bien et sont bien aimés. C’est ainsi qu’il en sera de toute autre chose : plus il y aura de gens qui s’en mêleront, plus il y en aura qui la feront mal, et plus qui la feront bien.

Lorsque le législateur publie une loi, qu’en arrive-t-il ? Il donne lieu à cinquante méchants de l’enfreindre, et à dix honnêtes gens de l’observer. Les dix honnêtes gens en sont un peu meil-

  1. Voir sur Mlle d’Ette les Confessions de Rousseau (livre VII) et les Mémoires de Mme d’Épinay.