Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/537

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et aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait sur laquelle on a jeté des feuilles de roses, et des tétons à servir de coussins au menton, les fesses à l’avenant, du moins je le présume. Elle est bien née. Le chevalier de Valory l’enleva de la maison paternelle à l’âge de quatorze ans, en vécut une quinzaine avec elle, la déshonora, lui fit des enfants, lui promit de l’épouser, s’entêta d’une autre, et la planta là. Et voilà ce qu’on appelle d’honnêtes gens. Ils ont de ces actions par-devers eux ; ils s’en souviennent, on les sait, et cependant ils vont tête levée. Ils vous parlent vice et vertu sans bégayer, sans rougir. Ils louent, ils blâment ; personne n’est plus difficile en procédés ; cela va jusqu’au scrupule : il faut entendre comme ils en décident. Je m’y perds ; je me cacherais dans un trou ; je ne sortirais plus ; ou, à la rencontre de mes connaissances, j’entrerais dans un allée, et je fermerais la porte sur moi. Au nom de l’honnêteté, mon visage se décomposerait, et la sueur me coulerait le long du visage.

Je vois tout cela, et je romps encore des lances en faveur de l’espèce humaine. J’ai délié le Baron de me trouver dans l’histoire un scélérat, si parfaitement heureux qu’il ait été, dont la vie ne m’offrît les plus fortes présomptions d’un malheur proportionné à sa méchanceté ; et un homme de bien, si parfaitement malheureux qu’il ait été, dont la vie ne m’offrît les plus fortes présomptions d’un bonheur proportionné à sa bonté.

Chère amie, la belle tâche que l’histoire inconnue et secrète de ces deux hommes ! Si je la remplissais à mon gré, la grande question du bonheur et de la vertu serait bien avancée : il faudra voir.

Il m’arriva, il y a quelques jours, une chose qui me remplit l’âme d’amertume. C’était avant dîner. Je pris sur la cheminée un volume de l’Histoire universelle, et, à l’ouverture du livre, je lus cent forfaits horribles en moins de vingt pages ; et le Baron me disait ironiquement : « Voilà le sublime de la nature, le beau inné de l’espèce humaine, sa bonté naturelle ! » Eh bien ! il faut donc espérer que quand votre de V… aura spolié la succession de son père, abusé son oncle, et volé votre mère, vos sœurs, vous, il se promènera comme un autre, qu’il sera bien venu partout ; et que, si quelqu’un demande qui est ce jeune homme-là, la maîtresse de la maison répondra : C’est