Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XVIII.djvu/57

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rains ? Encore une fois, monsieur, il faut toujours considérer les choses d’origine, parce que c’est le sort commun des hommes de n’être rien avant que d’être quelque chose, et qu’il serait même à souhaiter que les honneurs et la fortune suivissent d’un pas égal les progrès du mérite et des services, quoique le début dans la carrière soit le temps important et difficile de la vie.

Un homme ne reconnaît son génie qu’à l’essai ; l’aiglon tremble comme la jeune colombe au premier instant où il déploie ses ailes et se confie au vague de l’air. Un auteur fait un premier ouvrage, il n’en connaît pas la valeur ni le libraire non plus. Si le libraire nous paye comme il veut, en revanche nous lui vendons ce qu’il nous plaît. C’est le succès qui instruit le commerçant et le littérateur. Ou l’auteur s’est associé avec le commerçant, mauvais parti : il suppose trop de confiance d’un côté, trop de probité de l’autre ; — ou il a cédé sans retour la propriété de son travail à un prix qui ne va pas loin, parce qu’il se fixe et doit se fixer sur l’incertitude de la réussite. Cependant il faut avoir été à ma place, à la place d’un jeune homme qui recueille pour la première fois un modique tribut de quelques journées de méditation. Sa joie ne se comprend pas, ni l’émulation qu’il en reçoit. Si quelques applaudissements du public viennent se joindre à cet avantage, si quelques jours après son début il revoit son libraire et qu’il le trouve poli, honnête, affable, caressant, l’œil serein, qu’il est satisfait ! De ce moment son talent change de prix, et, je ne saurais le dissimuler, l’accroissement en valeur commerçante de sa seconde production n’a nul rapport avec la diminution du hasard ; il semble que le libraire, jaloux de conserver l’homme, calcule d’après d’autres éléments. Au troisième succès, tout est fini ; l’auteur fait peut-être encore un mauvais traité, mais il le fait à peu près tel qu’il veut. Il y a des hommes de lettres à qui leur travail a produit dix, vingt, trente, quatre-vingt, cent mille francs. Moi qui ne jouis que d’une considération commune et qui ne suis pas âgé, je crois que le fruit de mes occupations littéraires irait bien à quarante mille écus. On ne s’enrichirait pas, mais on acquerrait de l’aisance si ces sommes n’étaient pas répandues sur un grand nombre d’années, ne s’évanouissaient pas à mesure qu’on les perçoit et n’étaient pas dissipées lorsque les années sont venues, les besoins accrus,