Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XX.djvu/152

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ceux qui atteignent le siècle. Je me suis affranchi de la gêne, des privations, j’ai vécu pour le bonheur et je ne l’ai jamais pleinement goûté que dans les orgies que nous faisions chez Landès[1] où je jouissais avec excès de tous les plaisirs que nous y rassemblions, plaisirs des sens et plaisirs de l’esprit, dans des conversations vives, animées, avec deux ou trois de mes amis, au milieu des plus excellents vins et des plus jolies femmes. Je rentrais à nuit chez moi, à moitié ivre, je la passais entière à travailler et jamais je ne me sentais plus de verve et de facilité. « Conviens, Diderot (me disait un jour M. de Montmorin), conviens que tu n’es un impie que parce que tu es un libertin. — Croyez-vous donc, monseigneur, que je le sois à propos de bottes ? »

« Il nous contait qu’il avait été voir d’Alembert vaporeux, malade et souffrant cruellement de la pierre, qu’il se dissimulait à lui-même. « D’Alembert, lui dit-il, vous ne vivez plus que pour la douleur ; moi, je suis nul, quand vous voudrez, nous finirons : qu’avons-nous de mieux à faire ? — Non, non, répondit d’Alembert, tant que je pourrai, je vivrai. »

« … De Grimm, dit Rousseau, nous n’en parlerons pas, tout ce que j’en dirais serait suspect, parce que c’est le seul homme que j’aie pu haïr. » Ce même Grimm, l’objet de la haine et du mépris de Rousseau, on aurait pu pour lui parodier en sens inverse le victrix causa diis placuit, sed victa Catoni, et dire : Grimm eut le bonheur de réussir auprès de Catherine, d’attirer son estime, mais déplut à Jean-Jacques. C’est à Diderot qu’il a dû sa renommée, son avancement, sa grande fortune et surtout sa bonne fortune de Russie. On sait qu’il avait été question autrefois de d’Alembert, pour être l’instituteur du grand-duc, place considérable et lucrative qu’il refusa. Mme  de Ribas, favorite de l’impératrice, me contait à Pétersbourg que Diderot, à ce sujet, allait criant partout avec ce ton d’enthousiasme qu’il prenait souvent et jusque dans les appartements de l’impératrice qu’il remplissait de ses clameurs :

« D’Alembert n’était pas l’homme qu’il fallait pour cette place, ce n’est pas d’Alembert qu’il fallait appeler, c’est Grimm ! c’est Grimm ! voilà le seul homme capable, c’est mon ami Grimm ! »

  1. Fameux traiteur de ce temps-là. (Note de d’Escherny.)