Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XX.djvu/93

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pour eux une tendresse que trente ans d’habitude ont laissée dans toute sa fraîcheur. Eh bien, direz-vous, avec tout cela que manque-t-il donc à votre bonheur ? Ce qu’il y manque ? Ou une âme insensible, ou le coffre-fort d’un roi, et d’un roi dont les affaires ne soient pas dérangées. Avec une âme insensible ou je n’entendrais pas la plainte de celui qui souffre, ou je ne souffrirais pas en l’entendant ; avec le coffre-fort, je lui jetterais de l’or à poignée, et j’en ferais un reconnaissant ou un ingrat, à sa discrétion. Mais, faute de ces deux ressources, ma vie est pleine d’amertume. Je donne tout ce que j’ai aux indigents de toute espèce qui s’adressent à moi, argent, temps, idées ; mais je suis si pauvre, relativement à la masse de l’indigence, qu’après avoir tout donné la veille, il ne me reste rien le lendemain que la douleur de mon impuissance.

Voilà un long préambule pour vous prier, madame, d’accorder un de ces matins un moment d’audience à une femme à qui vous avez fait l’honneur d’écrire et qui me désole. Elle m’est venue voir avec son mari ; ils voulaient passer tous deux à Pétersbourg ; je les en ai empêchés, car c’est un pays où il ne faut pas aller quand on n’y est pas appelé ; ils m’ont montré vos lettres. Je me suis engagé à vous écrire en leur faveur. Je le fais ; et si j’ai jamais désiré d’être utile, c’est dans ce moment. Les lèvres de cette femme tremblaient ; elle ne savait ce qu’elle disait ; elle ne savait ce qu’elle voulait dire ; je n’ai jamais éprouvé plus fortement l’effet de l’éloquence, de la modestie, de la honte, de la pudeur et du désordre que ces sentiments jettent dans le discours. Si vous craignez que cette femme vous intéresse, ne la voyez pas ; mais voyez-la. Elle s’appelle Pillain de Val du Fresne. Vous ne la verrez pas, vous ne l’écouterez pas sans émotion ; et s’il est possible de faire quelque chose pour elle et pour son mari, je suis sûr que vous vous en féliciterez. Elle est jeune, elle est d’une figure agréable ; elle a quelque talent. Je ne vous conjurerai pas par la crainte que la misère ne dispose d’elle ; je crois qu’elle mourrait plutôt de faim que de cesser d’être honnête ; mais elle n’en est que plus digne de vous intéresser. Songez, madame, que la Providence vous a fait naître pour son apologie. C’était son dessein lorsqu’elle vous prit par la main et qu’elle vous conduisit au rang où vous êtes élevée. Elle vous plaça sur la hauteur afin que votre œil em-