Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 1.djvu/394

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plaisante fabrique ; un Dieu qui, tout infini qu’il est, est privé de toute connoissance, à moins qu’il n’y ait quelques atomes de cette substance infinie, modifiés & façonnés comme est l’homme, afin qu’on puisse dire que ce Dieu a quelque connoissance ; c’est-à-dire, en deux mots, que sans le genre humain Dieu n’auroit aucune connoissance ?

Selon cette belle doctrine, un vaisseau de crystal plein d’eau aura autant de connoissance qu’un homme ; car il reçoit les idées des objets de même que nos yeux. Il est susceptible des impressions que ces objets lui peuvent donner ; desorte que s’il n’y a point d’entendement ou de faculté capable de penser & de raisonner à la présence de ces idées, & que les refléxions ne soient autre chose que ces idées mêmes, il s’ensuit nécessairement que comme elles sont dans un vaisseau plein d’eau, autant que dans la tête d’un homme qui regarde la lune & les étoiles, ce vaisseau doit avoir autant de connoissance de la lune & des étoiles que l’homme ; on ne peut y trouver aucune différence, qu’on ne la cherche dans une cause supérieure à toutes ces idées, qui les sent, qui les compare l’une à l’autre, & qui raisonne sur leur comparaison, pour en tirer des conséquences qui font qu’il conçoit le corps de la lune & des étoiles beaucoup plus grand que ne le représente l’idée qui frappe l’imagination.

Cet absurde système a été embrassé par Hobbes : écoutons-le expliquer la nature & l’origine des sensations. « Voici, dit-il, en quoi consiste la cause immédiate de la sensation : l’objet vient presser la partie extérieure de l’organe, & cette pression pénetre jusqu’à la partie intérieure : là se forme la représentation ou l’image (phantasma) par la résistance de l’organe, ou par une espece de réflexion qui cause une pression vers la partie extérieure, toute contraire à la pression de l’objet, qui tend vers la partie intérieure : cette représentation, ce phantasma est, dit-il, la sensation même ».

Voici comment il parle dans un autre endroit : « La cause de la sensation est l’objet qui presse l’organe ; cette pression pénetre jusqu’au cerveau par le moyen des nerfs, & de-là elle est portée au cœur ; de-là, au moyen de la résistance du cœur qui s’efforce de renvoyer au-dehors cette pression & de s’en délivrer ; de-là, dit-il, naît l’image, la représentation, & c’est ce qu’on appelle sensation ». Mais quel rapport, je vous prie, entre cette impression & le sentiment lui-même, c’est-à-dire la pensée que cette impression excite dans l’ame ? Il n’y a pas plus de rapport entre ces deux choses, qu’il y en a entre un quarré & du bleu, entre un triangle & un son, entre une aiguille & le sentiment de la douleur, ou entre la réflexion d’une balle dans un jeu de paume & l’entendement humain. Desorte que la définition que Hobbes donne de la sensation, qu’il prétend n’être autre chose que l’image qui se forme dans le cerveau par l’impression de l’objet, est aussi impertinente, que si pour définir la couleur bleue, il avoit dit que c’est l’image d’un quarré, &c. S’il n’y a point en nous de faculté de penser & de sentir, l’œil recevra si vous voulez l’impression extérieure des objets : mais excepté le mouvement des ressorts, rien ne sera apperçû, rien ne sera senti ; & tant que la matiere sera seule, quelque délicats que soient les organes, quelque action qui suive de leur jeu & de leur harmonie, la matiere demeurera toûjours aveugle & sourde, parce qu’elle est insensible de sa nature, & que le sentiment, quel qu’il soit, est le caractere d’une autre substance.

Hobbes paroît avoir senti le poids de cette difficulté insurmontable ; de-là vient qu’il affecte de la cacher à ses lecteurs, & de leur en imposer à la faveur de l’ambiguité du terme de représentation.

Il se ménage même un subterfuge ; & en cas qu’on le presse trop vivement, il insinue à tout hasard, qu’il pourroit bien se faire qu’il y eût dans la sensation quelque chose de plus. « Il ne sait s’il ne doit pas dire, à l’exemple de quelques Philosophes, que toute matiere a naturellement & essentiellement la faculté de connoître, & qu’il ne lui manque que les organes & la mémoire des animaux pour exprimer au-dehors ses sensations. Il ajoûte que si on suppose un homme qui eût possédé d’autres sens que celui de la vûe, qui ait ses yeux immobiles, & toûjours attachés à un seul & même objet, lequel de son côté soit invariable & sans le moindre changement, cet homme ne verra pas, à parler proprement, mais qu’il sera dans une espece d’étonnement & d’extase incompréhensible. Ainsi, dit-il, il pourroit bien se faire que les corps qui ne sont pas organisés, eussent des sensations : mais comme faute d’organes, il ne s’y rencontre ni variété, ni mémoire, ni aucun autre moyen d’exprimer ces sensations, ils ne nous paroissent pas en avoir ». Quoique Hobbes ne se déclare pas pour cette opinion, il la donne pourtant comme une chose possible : mais il le fait d’une maniere si peu assûrée, & avec tant de réserve, qu’il est aisé de voir que ce n’est qu’une porte de derriere qu’il s’est ménagée à tout évenement, en cas qu’il se trouvât trop pressé par les absurdités dont fourmille la supposition qui envisage la sensation, comme un pur résultat de figure & de mouvement. Il a raison de se tenir sur la réserve : ce n’est qu’un misérable subterfuge, à tous égards aussi absurde, que l’opinion qui fait consister la pensée dans le mouvement d’un certain nombre d’atomes. Car qu’y a-t-il au monde de plus ridicule que de s’imaginer que la connoissance est aussi essentielle à la matiere que l’étendue ? Quelle sera la conséquence de cette supposition ? Il en faudra conclurre qu’il y a dans chaque portion de matiere, autant d’êtres pensans, qu’elle a de parties : or chaque portion de matiere étant composée de parties divisibles à l’infini, c’est-à-dire, de parties qui malgré leur contiguité, sont aussi distinctes que si elles étoient à une très-grande distance les unes des autres, elle sera ainsi composée d’une infinité d’êtres pensans. Mais c’est trop nous arrêter sur les absurdités qui naissent en foule de cette supposition monstrueuse ? Quelque familiarisé que fût Spinosa avec les absurdités, il n’en est cependant jamais venu jusques-là : pour penser, dans son système, du moins faut-il être organisé comme nous le sommes.

Mais pour réfuter Epicure, Spinosa, & Hobbes, qui font consister la nature de l’ame non dans la faculté de penser, mais dans un certain assemblage de petits corps déliés, subtils, & fort agités qui se trouvent dans le corps humain, voici quelque chose de plus précis. D’abord on ne conçoit pas que les impressions des objets extérieurs puissent y apporter d’autre changement que de nouveaux mouvemens, ou de nouvelles déterminations de mouvement, de nouvelles figures, ou de nouvelles situations ; cela est évident : or toutes ces choses n’ont aucun rapport avec l’idée qu’elles impriment dans l’ame ; il faut nécessairement que ce soit des signes d’institution qui supposent une cause qui les ait établis, ou qui les connoisse. Servons-nous de l’exemple de la parole, pour faire mieux sentir la force de l’argument : quand on entend dire Dieu, l’Arabe reçoit le même mouvement d’air à la prononciation de ce mot François ; le tympan de son oreille, les petits os qu’on nomme l’enclume & le marteau, reçoivent de ce mouvement d’air la même secousse & le même tremblement qui se fait dans l’oreille & dans la tête d’une personne qui entend le François. Par conséquent tous ces petits corps qu’on suppose composer