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accroissement, de leur vigueur, de leur diminution, de leur issue, de leur changement, de leurs évenemens ; la connoissance, le choix, la préparation, l’application des médicamens, leur action & leurs effets bien connus & bien observés semblerent avoir presqu’entierement formé l’art de la Médecine.

Hippocrate, contemporain de Démocrite, fort au fait de toutes ces choses, & de plus riche d’un excellent fonds d’observations qui lui étoient propres, fit un recueil de tout ce qu’il trouva d’utile, en composa un corps de Médecine, & mérita le premier le nom de vrai médecin, parce qu’en effet outre la médecine empyrique & analogique qu’il sçavoit, il étoit éclairé d’une saine philosophie, & devint le premier fondateur de la médecine dogmatique.

Après que cette médecine eût été long-tems cultivée dans la famille d’Asclépiade, Arêtée de Cappadoce en fit un corps mieux digéré & plus méthodique ; & cet art se perfectionna par le différent succès des tems, des lieux, des choses ; de sorte qu’après avoir brillé sur-tout dans l’école d’Alexandrie, il subsista dans cet état jusqu’au tems de Claude Galien.

Celui-ci ramassa ce qui étoit fort épars, & sut éclaircir les choses embrouillées ; mais comme il étoit honteusement asservi à la philosophie des Péripatéticiens, il expliqua tout suivant leurs principes ; & par conséquent s’il contribua beaucoup aux progrès de l’art, il n’y fit pas moins de dommage, en ce qu’il eut recours aux élémens, aux qualités cardinales, à leurs degrés, & à quatre humeurs par lesquelles il prétendoit avec plus de subtilité que de vérité, qu’on pouvoit expliquer toute la Médecine.

Au commencement du vij. siecle on perdit en Europe presque jusqu’au souvenir des arts. Ils furent détruits par des nations barbares qui vinrent du fond du nord, & qui abolirent avec les sciences tous les moyens de les acquérir, qui sont les livres.

Depuis le jx. jusqu’au xiij. siecle, la Médecine fut cultivée avec beaucoup de subtilité par les Arabes, dans l’Asie, l’Afrique & l’Espagne. Ils augmenterent & corrigerent la matiere médicale, ses préparations, & la Chirurgie. A la vérité ils infecterent l’art plus que jamais des vices galéniques, & presque tous ceux qui les ont suivis ont été leurs partisans. En effet les amateurs des sciences étoient alors obligés d’aller en Espagne chez les Sarrasins, d’où revenant plus habiles, on les appelloit Mages. Or on n’expliquoit dans les Académies publiques que les écrits des Arabes ; ceux des Grecs furent presqu’inconnus, ou du-moins on n’en faisoit aucun cas.

Cette anarchie médicinale dura jusqu’au tems d’Emmanuel Chrysoloras, de Théodore Gaza, d’Argyropyle, de Lascaris, de Démétrius Chalcondyle, de George de Trébisonde, de Marius Mysurus, qui les premiers interpréterent à Venise & ailleurs des manuscrits grecs, tirés de Bysance, firent revivre la langue grecque, & mirent en vogue les auteurs grecs vers l’an 1460. Comme l’imprimerie vint alors à se découvrir, Alde eut l’honneur de publier avec succès les œuvres des Médecins grecs. C’est sous ces heureux auspices que la doctrine d’Hippocrate fut résuscitée & suivie par les François. Arnauld de Villeneuve, Raymond Lulle, Basile Valentin, Paracelse, introduisirent ensuite la Chimie dans la Médecine. Les Anatomistes ajouterent leurs expériences à celles des Chimistes. Ceux d’Italie s’y dévouerent à l’exemple de Jacques Carpi, qui se distingua le premier dans l’art anatomique.

Tel fut l’état de la Médecine jusqu’à l’immortel Harvey, qui renversa par ses démonstrations la fausse théorie de ceux qui l’avoient précédé, éleva sur ses débris une doctrine nouvelle & certaine, & jetta glorieusement la base fondamentale de l’art de guérir. Je viens de parcourir rapidement l’histoire

de cet art, & cet abrégé succinct peut suffire à la plûpart des lecteurs ; mais j’en dois faire un commentaire détaillé en faveur de ceux qui ont mis le pié dans le temple d’Esculape.

La Médecine ne commença sans doute à être cultivée que lorsque l’intempérance, l’oisiveté, & l’usage du vin multipliant les maladies, firent sentir le besoin de cette science. Semblable aux autres, elle fleurit d’abord chez les Orientaux, passa d’Orient en Egypte, d’Egypte en Grece, & de Grece dans toutes les autres parties du monde. Mais les Egyptiens ont si soigneusement enveloppé leur histoire d’emblêmes, d’hiéroglyphes, & de récits merveilleux, qu’ils en ont fait un chaos de fables dont il est bien difficile d’extraire la vérité ; cependant Clément d’Alexandrie nous apprend que le fameux Hermès avoit renfermé toute la philosophie des Egyptiens en quarante-deux livres, dont les six derniers concernant la Médecine, étoient particulierement à l’usage des Pastophores, & que l’auteur y traitoit de la structure du corps humain en général, de celle des yeux en particulier, des instrumens nécessaires pour les opérations chirurgicales, des maladies, & des accidens particuliers aux femmes.

Quant à la condition & au caractere des Médecins en Egypte, à en juger sur la description que le même écrivain en a faite à la suite du passage cité, ils composoient un ordre sacré dans l’état : mais pour prendre une idée juste du rang qu’ils y tenoient, & des richesses dont ils étoient pourvus, il faut savoir que la Médecine étoit alors exercée par les prêtres, à qui, pour soutenir la dignité de leur ministere & satisfaire aux cérémonies de la religion, nous lisons dans Diodore de Sicile qu’on avoit assigné le tiers des revenus du pays. Le sacerdoce étoit héréditaire, & passoit de pere en fils sans interruption : mais il est vraissemblable que le college sacré étoit partagé en différentes classes, entre lesquelles les embaumeurs avoient la leur ; car Diodore nous assure qu’ils étoient instruits dans cette profession par leurs peres, & que les peuples qui les regardoient comme des membres du corps sacerdotal, & comme jouissans en cette qualité d’un libre accès dans les endroits les plus secrets des temples, réunissoient à leur égard une grande estime à la plus haute vénération.

Les Médecins payés par l’état ne retiroient en Egypte aucun salaire des particuliers : Diodore nous apprend que les choses étoient sur ce pié, au-moins en tems de guerre ; mais en tout tems ils secouroient sans intérêt un égyptien qui tomboit malade en voyage.

L’embaumeur avoit différens statuts à observer dans l’exercice de son art. Des regles établies par des prédécesseurs qui s’étoient illustrés dans la profession, & transmises dans des mémoires authentiques, fixoient la pratique du médecin : s’il perdoit son malade en suivant ponctuellement les lois de ce code sacré, on n’avoit rien à lui dire ; mais il étoit puni de mort, s’il entreprenoit quelque chose de son chef, & que le succès ne répondît pas à son attente. Rien n’étoit plus capable de rallentir les progrès de la Médecine ; aussi la vit-on marcher à pas lents, tant que cette contrainte subsista. Aristote après avoir dit, chap. ij. de ses questions politiques, qu’en Egypte le médecin peut donner quelque secours à son malade le cinquieme jour de la maladie ; mais que s’il commence la cure avant que ce tems soit expiré, c’est à ses risques & fortunes ; Aristote, dis-je, traite cette coutume d’indolente, d’inhumaine, & de pernicieuse, quoique d’autres en fissent l’apologie.

Par ce que nous venons de dire de la dignité de la Médecine chez les Egyptiens, de l’opulence de leurs médecins, & de la singularité de leur pratique, il