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je veux dire, qu’il y avoit autant d’argent en vingt sols, qu’il y en a présentement en cinquante livres. C’est ce qui est prouvé par les ordonnances touchant la fabrique des sous de France l’année 755 ; il y avoit alors la même quantité d’argent fin dans un sol, qu’il y en a présentement dans le demi écu qui vaut cinquante sols. Mais pour ne pas remonter si loin, les especes d’argent ont été affoiblies en France depuis deux cens ans, d’environ les deux tiers de leur valeur.

Ceux qui ont eu leur bien payable en monnoie, ont souffert encore par les diminutions des rentes. Avant la découverte des Indes, les rentes étoient constituées au denier dix ; elles le sont présentement au denier vingt. Une donation faite il y a deux cens ans, destinée pour l’entretien de cinquante personnes, peut à peine aujourd’hui en entretenir une. Je supposerai cette donation hypothequée pour la somme de dix milles livres, la monnoie étant alors rare, les rentes étoient constituées au denier dix : mille livres d’intérêt pouvoient alors entretenir cinquante personnes ; la monnoie à cause de sa rareté, étant d’une plus grande valeur, devenue plus abondante par la quantité des matieres apportées en Europe, l’intérêt a baissé à cinq pour cent ; ainsi l’intérêt de l’hypotheque est réduit par-là, de mille à cinq cens livres. Il n’y a plus que le titre d’argent dans la monnoie, par les affoiblissemens que les princes ont faits ; ce qui réduit la valeur des cinq cens livres à 166 livres 13 s. 4 d. & les matieres étant diminuées en valeur de quatre-vingt-dix pour cent, les cinq cens livres monnoie foible, ne valent pas davantage que seize livres valoient il y a deux cens ans, & n’acheteroient pas plus de denrées, que seize livres en auroient achétées. D’après cette supposition, une somme destinée pour l’entretien de cinquante personnes, ne peut pas en entretenir une présentement.

La quantité des matieres apportées en Europe depuis la découverte des Indes, a dérangé non-seulement les biens & les revenus des particuliers, mais même elle a dérangé les puissances, qui ne sont plus dans la même proportion de force. Celles qui ont profité le plus par le commerce d’Espagne, abondent en especes, pendant que les autres peuvent à peine se soutenir dans l’état où elles étoient.

Il n’est pas extraordinaire que M. Boizard françois, se soit abusé dans ses idées sur la monnoie ; mais M. Locke anglois, homme profond, & qui s’est rendu fameux par ses beaux ouvrages sur cette matiere, ne devoit pas tomber dans une méprise approchante de celle de M. Boizard. Il pense que les hommes par un consentement général, ont donné une valeur imaginaire à la monnoie.

Je ne saurois concevoir comment les hommes de différentes nations, ou ceux d’une même province, auroient pû consentir à donner une valeur imaginaire à aucun effet, encore moins à la monnoie, par laquelle la valeur des autres effets est mesurée, & qui est donnée comme le prix de toutes choses ; ou qu’aucune nation ait voulu recevoir une matiere en échange, ou en payement, pour plus qu’elle ne valoit, & comment cette valeur imaginaire a pu se soutenir.

Supposons qu’en Angleterre, la monnoie eût été reçue à une valeur imaginaire, & que les autres nations eussent consenti à la recevoir à cette valeur ; alors l’écu ayant cours en Angleterre pour 60 pennis, devoit valoir soixante stuyvers en Hollande, le penni & le stuyver n’étant que des numéros, par lesquels on compte ; mais on voit le contraire : la monnoie est estimée & reçue selon la quantité & qualité des matieres dont elle est composée.

Avant que l’argent fût employé aux usages de la monnoie, il avoit une valeur dépendante des usages

auxquels il étoit d’abord employé ; il étoit reçu comme monnoie sur le pié qu’il étoit alors en matiere. Si l’argent n’avoit eu aucune valeur avant que d’être employé aux usages de la monnoie, il n’y auroit jamais été employé. Qui auroit voulu recevoir une matiere qui n’avoit aucune valeur, comme le prix de ses biens ? Une livre de plomb en monnoie vaudroit quelque chose, le plomb étant capable de divers usages, lorsqu’il est réduit en matiere ; mais une livre d’argent fabriquée ne vaudroit rien, si réduit en matiere, l’argent étoit incapable d’aucun usage, comme métal. Donc l’argent avant que d’être employé à faire la monnoie, avoit une valeur dépendante des usages auxquels il étoit employé, & étoit reçu comme monnoie sur le pié qu’il valoit en matiere.

Etant employé à faire la monnoie, il augmente sa valeur ; mais cette augmentation de valeur ne vient pas de la fabrique, ou monnoyage ; car l’argent en matiere vaut autant que celui qui est fabriqué, & cette valeur n’est pas imaginaire, non plus que la valeur qu’il avoit avant que d’être employé à faire la monnoie.

Sa premiere valeur, comme métal, venoit de ce que l’argent avoit des qualités qui le rendoient propre à plusieurs usages auxquels il étoit employé : l’augmentation de sa valeur venoit de ce que ce métal avoit des qualités qui le rendoient propre à faire de la monnoie. Ces valeurs sont plus ou moins grandes, selon que la demande est proportionnée à la quantité de ce métal.

Si l’une ou l’autre de ces valeurs est imaginaire, toute valeur est imaginaire : car les effets n’ont aucune valeur que les usages auxquels ils sont employés, & selon que leur quantité est proportionnée à la demande.

Faisons voir comment, & par quelle raison, l’argent a été employé à faire de la monnoie.

Avant que l’usage de la monnoie fût connu, les effets étoient échangés ; cet échange étoit souvent très-embarrassant : il n’y avoit pas alors de mesure pour connoître la proportion de valeur que les effets avoient les uns aux autres. Par exemple : A. demandoit à troquer cinquante mines de blé contre du vin : on ne pouvoit pas bien déterminer la quantité des vins qu’A. devoit recevoir pour ses cinquante mines de blé : car quoique la proportion entre les vins & les blés l’année précédente fût connue, si les blés & le vin n’étoient pas de la même bonté ; si par la bonne ou mauvaise récolte, ils étoient plus ou moins abondans, alors la quantité du blé & des vins n’étant plus dans la même proportion avec la demande, la proportion de valeur étoit changée, & les cinquante mines de blé pouvoient valoir deux fois la quantité des vins qu’ils valoient l’année passée.

L’argent étant capable d’un titre, c’est-à-dire, d’être réduit à un certain degré de finesse, étant alors peu sujet au changement dans la quantité ou dans la demande, & par-là moins incertain en valeur, étoit employé à servir de moyen terme pour connoître la proportion de valeur des effets. Si les cinquante mines de blé valoient deux cens onces d’argent, de tel titre, & que deux cens onces d’argent, de cette finesse, valussent trente muids de vin, de la qualité qu’A demandoit en échange, alors trente muids de ce vin étoient l’équivalent de ces cinquante mines de blé.

La proportion de valeur des effets livrés en différens endroits, étoit encore plus difficile à connoître. Par exemple, cent pieces de toile d’Hollande étoient livrées à Amsterdam, à l’ordre d’un marchand de Londres ; si le marchand d’Amsterdam écrivoit qu’on livrât à Londres, à son ordre, la valeur de ces cent