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religieux, changés avec le tems en préjugés politiques, firent qu’on appliqua à l’homme monarque toutes les idées qu’on avoit eues de la puissance & de l’autorité suprême du dieu monarque. D’ailleurs comme le peuple cherchoit moins à changer la théocratie qu’à se dérober aux vexations des ministres théocratiques qui avoient abusé des oracles & des emblèmes muets de la divinité, il fit peu d’attention à l’odieux tableau qui n’étoit fait que pour l’effrayer, & content d’avoir à l’avenir un emblème vivant de la divinité, il s’écria : n’importe, il nous faut un roi qui marche devant nous, qui commande nos armées, & qui nous protege contre tous nos ennemis.

Cette étrange conduite sembleroit ici nous montrer qu’il y auroit eu des nations qui se seroient volontairement soumises à l’esclavage par des actes authentiques, si ce détail ne nous prouvoit évidemment que dans cet instant les nations encore animées de toutes les préventions religieuses qu’elles avoient toujours eues pour la théocratie, furent de nouveau aveuglées & trompées par ses faux principes. Quoique dégoûté du ministere sacerdotal, l’homme en demandant un roi n’eut aucun dessein d’abroger son ancien gouvernement ; il crut en cela ne faire qu’une réforme dans l’image & dans l’organe du dieu monarque, qui fut toujours regardé comme l’unique & véritable maître, ainsi que le prouve le regne même des rois hébreux, qui ne fut qu’un regne précaire, où les prophetes élevoient ceux que Dieu leur désignoit, & comme le confirme sans peine ce titre auguste qu’ont conservé les rois de la terre, d’image de la divinité.

La premiere élection des souverains n’a donc point été une véritable élection, ni le gouvernement d’un seul, un nouveau gouvernement. Les principes primitifs ne firent que se renouveller sous un autre aspect, & les nations n’ont cru voir dans cette révolution qu’un changement & qu’une réforme dans l’image théocratique de la divinité. Le premier homme dont on fit cette image n’y entra pour rien, ce ne fut pas lui que l’on considéra directement ; on en agit d’abord vis-à-vis de lui comme on en avoit agi originairement avec les premiers symboles de fonte ou de métal, qui n’avoient été que des signes relatifs, & l’esprit & l’imagination des peuples resterent toujours fixes sur le monarque invisible & suprème ; mais ce nouvel appareil ayant porté les hommes à faire une nouvelle application de leurs faux principes, & de leurs anciens préjugés, les conduisit à de nouveaux abus & au despotisme absolu. Le premier âge de la théocratie avoit rendu la terre idolâtre, parce qu’on y traita Dieu comme un homme ; le second la rendit esclave, parce qu’on y traita l’homme comme un dieu. La même imbécillité qui avoit donné autrefois une maison, une table, & des femmes à la divinité, en donna les attributs, les rayons, & le foudre à un simple mortel ; contraste bisarre, & conduite toujours déplorable, qui firent la honte & le malheur de ces sociétés, qui continuerent toujours à chercher les principes de la police humaine ailleurs que dans la nature & dans la raison.

La seule précaution dont les hommes s’aviserent, lorsqu’ils commencerent à représenter leur dieu monarque par un de leur semblables, fut de chercher l’homme le plus beau & le plus grand, c’est ce que l’on voit par l’histoire de toutes les anciennes nations ; elles prenoient bien plus garde à la taille & aux qualités du corps qu’à celles de l’esprit, parce qu’il ne s’agissoit uniquement dans ces primitives élections que de représenter la divinité sous une apparence qui répondît à l’idée qu’on se formoit d’elle, & qu’à l’égard de la conduite du gouverne-

ment, ce n’étoit point sur l’esprit du représentant,

mais sur l’esprit de l’inspiration du dieu monarque que l’on comptoit toujours, ces nations s’imaginerent qu’il se révéleroit à ces nouveaux symboles, ainsi qu’elles pensoient qu’il s’étoit révélé aux anciens. Elles ne furent cependant pas assez stupides pour croire qu’un mortel ordinaire pût avoir par lui-même le grand privilege d’être en relation avec la divinité ; mais comme elles avoient ci-devant inventé des usages pour faire descendre sur les symboles de pierre ou de métal une vertu particuliere & surnaturelle, elles crurent aussi devoir les pratiquer vis-à-vis des symboles humains, & ce ne fut qu’après ces formalités que tout leur paroissant égal & dans l’ordre, elles ne virent plus dans le nouveau représentant qu’un mortel changé, & qu’un homme extraordinaire dont on exigea des oracles, & qui devint l’objet de l’adoration publique.

Si nous voulions donc fouiller dans les titres de ces superbes despotes de l’Asie qui ont si souvent fait gémir la nature humaine, nous ne pourrions en trouver que de honteux & de deshonorans pour eux. Nous verrions dans les monumens de l’ancienne Ethiopie, que ces souverains qui, selon Strabon, ne se montroient à leurs peuples que derriere un voile, avoient eu pour prédécesseurs des chiens auxquels on avoit donné des hommes pour officiers & pour ministres ; ces chiens pendant de longs âges avoient été les rois théocratiques de cette contrée, c’est-à-dire les représentans du dieu monarque, & c’étoit dans leurs cris, leurs allures, & leurs divers mouvemens qu’on cherchoit les ordres & les volontés de la suprème puissance dont on les avoit fait le symbole & l’image provisoire. Telle a sans doute été la source de ce culte absurde que l’Egypte a rendu à certains animaux ; il n’a pû être qu’une suite de cet antique & stupide gouvernement, & l’idolâtrie d’Israël dans le désert semble nous en donner une preuve évidente. Comme ce peuple ne voyoit point revenir son conducteur qui faisoit une longue retraite sur le mont Sina, il le crut perdu tout-à-fait, & courant vers Aaron il lui dit : faites-nous un veau qui marche devant nous, car nous ne savons ce qu’est devenu ce Moïse qui nous a tiré d’Egypte ; raisonnement bisarre, dont le véritable esprit n’a point encore été connu, mais qui justifie, ce semble, pleinement l’origine que nous donnons à l’idolâtrie & au despotisme ; c’est qu’il y a eu des tems où un chien, un veau, ou un homme placés à la tête d’une société, n’ont été pour cette société qu’une seule & même chose, & où l’on se portoit vers l’un ou vers l’autre symbole, suivant que les circonstances le demandoient, sans que l’on crût pour cela rien innover dans le système du gouvernement. C’est dans le même esprit que ces Hébreux retournerent si constamment aux idoles pendant leur théocratie, toutes les fois qu’ils ne voyoient plus au milieu d’eux quelque juge inspiré ou quelque homme suscité de Dieu. Il falloit alors retourner vers Moloch ou vers Chamos pour y chercher un autre représentant, comme on avoit autrefois couru au veau d’or pendant la disparition de Moïse.

Présentement arrivés où commence l’histoire des tems connus, il nous sera plus facile de suivre le despotisme & d’en vérifier l’origine par sa conduite & par ses usages. L’homme élevé à ce comble de grandeur & de gloire d’être regardé sur la terre comme l’organe du dieu monarque, & à cet excès de puissance de pouvoir agir, vouloir & commander souverainement en son nom, succomba presque aussi-tôt sous un fardeau qui n’est point fait pour l’homme. L’illusion de sa dignité lui fit méconnoître ce qu’il y avoit en elle de réellement grand & de réellement vrai, & les rayons de l’Etre