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demander, ajoute le même saint, fait craindre la rencontre de nos freres comme celle des voleurs. En effet, cette importunité est une espece de violence, à laquelle peu de gens savent résister, surtout à l’égard de ceux dont l’habit & la profession ont attiré du respect ; & d’ailleurs, c’est une suite naturelle de la mendicité ; car enfin il faut vivre. D’abord, la faim & les autres besoins pressans font vaincre la pudeur d’une éducation honnête ; & quand une fois on a franchi cette barriere, on se fait un mérite & un honneur d’avoir plus d’industrie qu’un autre à attirer les aumônes.

La grandeur & la curiosité des bâtimens incommodent nos amis qui fournissent à la dépense, & nous exposent aux mauvais jugemens des hommes. Ces freres, dit Pierre des Vignes, qui dans la naissance de leur religion, sembloient fouler aux piés la gloire du monde, reprennent le faste qu’ils ont méprisé ; n’ayant rien, ils possedent tout, & sont plus riches que les riches mêmes. Quant à leur avidité des sépultures & des testamens, Matthieu Paris l’a peinte en ces mots : « Ils sont soigneux d’assister à la mort des grands au préjudice des pasteurs ordinaires : ils sont avides de gain, & extorquent des testamens secrets, ils ne recommandent que leur ordre, & le préferent à tous les autres ».

Le relâchement fit encore dans la suite de plus grands progrès chez les freres Mineurs, par le malheureux schisme qui divisa tout l’ordre, entre les freres spirituels, & ceux de l’observance commune. Le pape Célestin, dont le zele étoit plus grand que la prudence, autorisa cette division, en établissant la congrégation des pauvres hermites, sous la conduite du frere Libérat.

Les anciens religieux étant tombés dans le mépris depuis l’introduction des Mendians, ce mépris les excita à tâcher de relever chez eux les études ; mais comme on n’imaginoit pas alors qu’on pût bien étudier ailleurs que dans les universités, on y envoyoit les moines ; ce qui fut une nouvelle source de dépravation par la dissipation des voyages, la fréquentation inévitable des étudians séculiers, peu réglés dans leurs mœurs pour la plûpart, la vanité du doctorat, & des autres grades, & les distinctions qu’ils donnent dans les monasteres. D’ailleurs, ils recevoient en argent leur nourriture & leur vestiaire ; ils sortoient sans permission, mangeoient en ville chez les séculiers, & s’y cachoient. Ils avoient leur pécule en propre, couchoient dans des chambres particulieres, empruntoient de l’argent en leur nom, & se rendoient caution pour d’autres.

Il seroit trop long d’examiner les sources du relâchement, de la dégradation, & de la multiplication des religieux. Nous dirons seulement qu’une des causes les plus générales du relâchement qui regne chez eux, est la légereté de l’esprit humain, & la rareté d’hommes fermes, qui perséverent long-tems dans une même résolution. On a tâché de fixer l’inquiétude naturelle par le moyen des vœux ; mais ces vœux mêmes sont téméraires, & mal imaginés. Les récréations introduites dans les derniers tems, seroient peut-être convenables, si elles consistoient dans le mouvement du corps, la promenade, ou un travail modéré.

Les austérités corporelles si usitées dans les derniers siecles, ont fait plus de mal que de bien : ce ne sont pas des signes de vertu ; on peut sans humilité & sans charité marcher nud pié, porter la haire, ou se donner la discipline. L’amour propre qui empoisonne tout, persuade à un esprit foible qu’il est un saint, dès qu’il pratique ces dévotions extérieures ; & pour se dédommager de ce qu’il souffre par-là, il s’imagine aisément pouvoir faire une espece de compensation, comme cet italien qui disoit : Que veux-tu,

mon frere ? un peu de bien, un peu de mal, le bon Dieu nous fera miséricorde.

Mais les exemptions ne sont pas une des moindres causes du relâchement des religieux ; & les inconvéniens en sont sensibles : le pouvoir du pape à cet égard, n’est fondé que sur les fausses décrétales, que le pontife de Rome peut tout. Les exemptions sont une occasion de mépriser les évêques & le clergé qui leur est soumis. C’est une source de division dans l’Eglise, en formant une hiérarchie particuliere.

L’humilité est entierement tombée par les distinctions entre les freres. Un général d’ordre se regarde comme un prélat & un seigneur ; & quelques-uns en prennent le titre & l’équipage. Un provincial s’imagine presque commander à tout le peuple de sa province ; & en certains ordres, après son tems fini, il garde le titre d’exprovincial.

Depuis que le travail des mains a été méprisé, les religieux rentés se sont abandonnés la plûpart à la paresse dans les pays chauds, & à la crapule dans les pays froids. Tant de relâchemens a nui à tous les Chrétiens catholiques, qui ont cru pouvoir se permettre quelque chose de plus que les moines. L’affoiblissement de la Théologie morale est venu de la même source. Les casuistes qui étoient presque tous religieux, & religieux mendians, gens peu séveres envers ceux dont ils tirent leur subsistance, ont excusé la plûpart des péchés, ou en ont facilité les absolutions. Cette facilité est nécessaire dans les pays d’inquisition, où le pécheur d’habitude, qui ne veut pas se corriger, n’ose toutefois manquer au devoir paschal, de peur d’être dénoncé, excommunié, au bout de l’an déclaré suspect d’hérésie, & comme tel poursuivi en justice : aussi est-ce dans ces pays, qu’ont vécu les casuistes les plus relâchés.

Les nouvelles dévotions introduites par divers religieux, ont concouru au même effet, de diminuer l’horreur du péché, & de faire négliger la correction des mœurs. On peut porter gayement un scapulaire, dire tous les jours le chapelet, ou quelque oraison, sans pardonner à son ennemi, restituer le bien mal acquis, ou quitter sa concubine. Des pratiques qui n’engagent point à être meilleur, sont aisément reçues. De-là vient encore la dévotion simplement extérieure qu’on donne au saint Sacrement. On aime bien mieux s’agenouiller devant lui, ou le suivre en procession, que se disposer à communier dignement.

Nous supprimons les détails de cette jalousie éclatante qui regne entre divers ordres religieux ; la division entre les Dominiquains & les Franciscains ; la haine entre les moines noirs & les moines blancs ; Chaque ordre se rallie sous un étendart opposé. Tous enfin ont l’esprit du corps qui animant leurs sociétés particulieres, ne procure aucun bien à la société générale.

Concluons donc avec saint Benoît, qu’il n’est peut-être pas nécessaire qu’il y ait des ordres religieux dans l’Eglise ; ou du-moins, que ceux qui ont pris le parti de s’y dévouer, bien-loin de se relâcher, doivent tendre nécessairement à une plus grande perfection. Le bienheureux Gigues chartreux, déclare en conséquence, que l’institut religieux qui admet le moins de sujets, est le meilleur ; & que celui qui en admet le plus, est le moins estimable.

Si cette réflexion est juste, que devons-nous penser de leur multiplicité ? Je ne dirai rien de leur opulence, sinon qu’elle commença très-promptement, & qu’elle étoit déja prodigieuse dans les viij. & ix. siecles. ils ont toujours acquis depuis, & ils acquierent encore. Quant au nombre incroyable de sujets qu’ils possedent, c’est assez d’observer que la Fran-