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riers nomment ces morceaux de vieux linge drapeaux, drilles, peilles ou pattes.

Ce papier donc se fait avec des haillons de toile de lin ou de chanvre, pourris, broyés, réduits en pâte dans l’eau, ensuite moués en feuilles minces, quarrées qu’on colle, qu’on seche, qu’on presse, & qu’on met en rames on en mains pour la vente.

Il faut d’abord observer que les anciens n’ont jamais connu cette sorte de papier. Les libri lentei, dont parle Tite-Live, décad. I. liv. IV. Pline, XIII. c. xj. & d’autres écrivains romains, étoient des livres écrits sur des morceaux de toile de lin, ou de cannevas préparés à ce dessein, de même que nos peintres s’en servent toujours ; c’est ce qu’a démontré Guillardin dans son commentaire sur Pline, Allatius, & d’autres savans. Voyez Salmuth, ad Pancirolum, liv. II. tit. XIII.

Mais ce n’est pas assez d’être sûr que le papier de linge est une invention moderne, on voudroit savoir par quel peuple, & quand cette invention a été trouvée. Polydore Virgile, de inventoribus rerum, l. II. c. viij. avoue n’avoir jamais pu le découvrir. Scaliger en donne sans preuve la gloire aux Allemands, & le comte Mafféi aux Italiens. D’autres en attribuent l’honneur à quelques Grecs réfugiés à Bâle, à qui la maniere de faire le papier de coton dans leur pays en suggéra l’idée. Le P. du Halde a cru mieux rencontrer, en se persuadant que l’Europe avoit tiré cette invention des Chinois, lesquels dans quelques provinces fabriquent avec le chanvre du papier à-peu-près de la même maniere que l’Occident ; mais l’Europe n’avoit point de commerce avec les Chinois, quand elle employa le chiffon en papier. D’un autre côté, si l’invention en étoit dûe à des Grecs réfugiés à Bâle, qui s’y retirerent après le sac de Constantinople, il faudroit qu’elle fût postérieure à l’année 1452, dans laquelle cette ville fut prise ; cependant la fabrique du papier de linge en Europe est antérieure à cette époque. Ainsi le jésuite Inchofer, qui la date seulement avec Milius vers l’année 1470, se trompe certainement dans son opinion.

Il est vrai qu’on ne sait rien de précis sur le tems auquel l’Occident commença de faire son papier de chiffon. Le P. Mabillon croit que c’est dans le xij. siècle ; & pour le prouver, il cite un passage de Pierre de Clugny, dit le Vénérable qui naquit vers l’an 1100. Les livres que nous lisons tous les jours, dit cet abbé dans son traité contre les Juifs, sont faits de peaux de bélier ou de veau, ou de plantes orientales, ou enfin ex rasuris veterum pannorum ; si ces derniers mots signifioient le papier tel que nous l’employons aujourd’hui, il y avoit déja des livres de ce papier au xij. siecle ; mais cette citation unique en elle-même est d’autant plus suspecte, que le P. Montfaucon qui la rapporte, convient que, malgré toutes ses perquisitions, tant en France qu’en Italie, il n’a jamais pu voir ni livre, ni feuilles de papier qui ne fût écrite depuis la mort de saint Louis, c’est-à-dire depuis 1270.

Le comte Mafféi prétend aussi que l’on ne trouve point de traces de l’usage de notre papier, antécédente à l’an 1300. Corringius a embrassé le même sentiment dans une lettre où il tâche de prouver que ce sont les Arabes qui ont apporté l’invention de ce papier en Europe. Voyez les acta erudit. Lips. an. 1720.

Je sai que le P. Hardouin croit avoir vu des actes & diplomes écrits sur le papier européen avant le xiij. siecle ; mais il est très-probable que ce savant jésuite a pris des manuscrits sur papier de coton, pour des manuscrits sur du papier de lin. La méprise étoit facile à faire, car la principale différence entre ces deux papiers consiste en ce que le papier de lin est plus fin ; or on sait que nous avons de ce même

papier de différens degrés de finesse, & que c’est la même chose du papier de coton. Voyez Mafféi, hist. diplom. lib. II. ou la Bibl. ital. t. II.

Mais enfin on cite trop d’exemples de manuscrits écrits sur notre papier dans le xiv. siecle, pour douter que sa fabrique n’ait été connue dans ce tems-là. Le jésuite Balbin parle de manuscrits sur notre papier qu’il a vus, & qui étoient écrits avant 1340. Un Anglois rapporte dans les Transactions philosophiques, que dans les archives de la bibliotheque de Cantorbery il y a un inventaire des biens d’Henri, prieur de l’église de Christ, qui mourut en 1340, lequel inventaire est écrit sur du papier. Il ajoûte que dans la bibliotheque cotonnienne il y a divers titres écrits sur notre papier, lesquels remontent jusqu’à la quinzieme année d’Edouard III. ce qui revient à l’année 1335. Voyez les philos. transact. n°. 288.

Le docteur Prideaux nous assûre avoir vû un registre de quelques actes de Jean Cranden, prieur d’Ely, fait sur papier, & qui est daté de la quatorzieme année d’Edouard III. c’est-à-dire l’an de Jesus-Christ 1320. Voyez Prideaux, Connect. part. I. l. VII. p. 710.

Le même savant panche à croire que l’invention du papier de linge nous vient de l’Orient, parce que plusieurs anciens manuscrits arabes ou en d’autres langues orientales sont écrits sur cette sorte de papier, & que quelques-uns d’entr’eux se trouvent plus anciens que les dates ci-dessus mentionnées. Enfin M. Prideaux juge qu’il est probable que les Sarrasins d’Espagne ont apporté les premiers d’Orient l’invention du papier de linge en Europe.

Quoi qu’il en soit de toutes les conjectures que nous venons d’exposer, il nous importe encore davantage de connoître la maniere de faire le papier de linge. Dans cette vûe, je rapporterai d’abord la méthode des François, qui est la même qu’en Hollande, ensuite j’indiquerai celle d’Angleterre, qui en differe en quelques points.

Après que les chiffons ont été lavés, on les met tout mouillés pourrir dans des manieres de cuves, ou lieux faits exprès, que l’on appelle pourrissoirs, d’où on les tire quand ils sont duement pourris, & propres à être réduits en ouvrage.

Cette premiere préparation d’où dépend en partie la bonté du papier, étant finie, on met les chiffons ainsi pourris dans des especes de mortiers, garnis dans le fond d’une plaque de fer qu’on nomme piles à drapeaux, dans lesquelles par le moyen de plusieurs maillets ou pilons, aussi garnis de fer par le bout, qui tombent alternativement dans chaque pile, & à qui des moulins à eau donnent le mouvement, ils sont réduits en une espece de bouillie ou de pâte, qui est le nom que les ouvriers lui donnent. Cette pâte est ensuite remise de nouveau dans d’autres mortiers qu’on appelle piles à fleurer. Celui qui a le soin des moulins & des piles, s’appelle gouverneur ou gouverneau.

La pâte ainsi disposée, se met dans des especes de caisses de bois, où elle se séche, & d’où on la retire pour la mettre dans des lieux de réserve. Lorsque l’on s’en veut servir pour fabriquer le papier, on la fait passer pour la troisieme fois par un mortier que l’on nomme pile de l’ouvrier, dont les maillets ne sont point garnis de fer : c’est dans cette troisieme pile où elle prend sa derniere façon.

L’on fait ordinairement de trois sortes de pâte ; la commune ou bule, autrement gros-bon ; la moyenne ou vanante ; & la pâte fine, qui servent suivant leur degré de finesse, à faire du papier, ou très-gros, ou médiocre, ou très-fin.

La pâte perfectionnée, ainsi qu’on vient de le dire, se met dans de grandes cuves pleines d’une eau très claire & un peu chaude, où elle est remuée & brassée à plusieurs reprises avant que de l’employer, afin que