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de tout, & est à lui-même son objet & sa fin ; c’est l’excès d’une passion qui est naturelle & légitime quand elle demeure dans les bornes de l’amour de soi-même, qu’elle laisse à l’ame la liberté de se répandre au-dehors, & de chercher sa conservation, sa perfection & son bonheur hors d’elle, comme en elle. Ainsi l’amour de soi-même ne détruit point, mais il a une liaison intime & quelquefois imperceptible avec ce sentiment qui nous fait prendre plaisir au bonheur des autres, ou à ce que nous imaginons être leur bonheur ; il ne s’oppose pas à toutes les autres passions qui se répandent sur ceux qui nous environnent, & qui sont tout autant de branches de l’amour ou de la haine. Celle-ci est cette disposition à se plaire au malheur de quelqu’un, & par une suite naturelle, à s’affliger de son bonheur. On hait ce dont l’idée est desagréable, ce qu’on considere comme mauvais ou nuisible à nous-mêmes, ou à ce que nous aimons. Si quelquefois on croit se haïr, ce n’est pas soi-même que l’on hait ; c’est quelque imperfection que l’on découvre en soi, dont on voudroit se défaire. La haine devroit se borner aux mauvaises qualités, aux défauts ; mais elle ne s’étend pas trop sur les personnes.

L’admiration jointe à quelques degrés d’amour, fait l’estime. Si la vue des défauts ne produit pas la haine, elle fait naître le mépris.

La peine que l’on ressent du mal qui arrive à ceux que l’on aime, ou en général à nos semblables, c’est la compassion ; & celle qui résulte du bien qui arrive à ceux que l’on hait, c’est l’envie. Ces deux passions ne s’excitent que quand nous jugeons notre ami ou celui pour qui nous nous intéressons, indigne du mal qu’il éprouve, & celui que nous n’aimons pas, du bien dont il jouit.

La reconnoissance est l’amour que nous avons pour quelqu’un, à cause du bien qu’il nous a fait, ou qu’il a eu intention de nous faire. Si c’est à cause du bien qu’il a fait à d’autres, ou en général pour quelque bonne qualité morale que nous aimons en lui, c’est faveur. La haine que nous sentons envers ceux qui nous ont fait tort, c’est la colere. L’indignation porte sur celui qui fait tort aux autres. L’une & l’autre sont souvent suivies du desir de rendre le mal pour le mal, & c’est la vengeance.

III. Si nous étions les maîtres de nous donner un caractere, peut-être que considérant les abîmes où la fougue des passions peut nous entraîner, nous le formerions sans passions. Cependant elles sont nécessaires à la nature humaine, & ce n’est pas sans des vues pleines de sagesse qu’elle en a été rendue susceptible. Ce sont les passions qui mettent tout en mouvement, qui animent le tableau de cet univers, qui donnent pour ainsi dire l’ame & la vie à ses diverses parties. Celles qui se rapportent à nous-mêmes, nous ont été données pour notre conservation, pour nous avertir & nous exciter à rechercher ce qui nous est nécessaire & utile, & à fuir ce qui nous est nuisible. Celles qui ont les autres pour objets servent au bien & au maintien de la société. Si les premiers ont eu besoin de quelque pointe qui réveillât notre paresse, les secondes, pour conserver la balance, ont dû être vives & actives en proportion. Toutes s’arrêteroient dans leurs justes bornes, si nous savions faire un bon usage de notre raison pour entretenir ce parfait équilibre ; elles nous deviendroient utiles, & la nature avec ses défauts & ses imperfections, seroit encore un spectacle agréable aux yeux du créateur porté à approuver nos vertueux efforts, & à excuser & pardonner nos foiblesses.

Mais il faut l’avouer, & l’expérience ne le dit que trop ; nos inclinations ou nos passions abandonnées à elles-mêmes apportent mille obstacles à nos connoissances & à notre bonheur. Celles qui sont violentes

& impétueuses nous représentent si vivement leur objet, qu’elles ne nous laissent d’attention que pour lui. Elles ne nous permettent pas même de l’envisager sous une autre face que celle sous laquelle elles nous le présentent, & qui leur est toujours la plus favorable. Ce sont des verres colorés qui répandent sur tout ce qu’on voit au-travers la couleur qui leur est propre. Elles s’emparent de toutes les puissances de notre ame ; elles ne lui laissent qu’une ombre de liberté ; elles l’étourdissent par un bruit si tumultueux, qu’il devient impossible de prêter l’oreille aux avis doux & paisibles de la raison.

Les passions plus douces attirent insensiblement notre attention sur l’objet ; elles nous y font trouver tant de charmes, que tout autre nous paroissant insipide, bientôt nous ne pouvons plus considérer que celui-là seul. Foibles dans leur principe, elles empruntent leur puissance de cette foiblesse même ; la raison ne se défie pas d’un ennemi qui paroît d’abord si peu dangereux ; mais quand l’habitude s’est formée, elle est surprise de se voir subjuguée & captive.

Les plaisirs du corps nous attachent d’autant plus facilement, que notre sensibilité pour eux est toute naturelle. Sans culture, sans étude, nous aimons ce qui flate agréablement nos sens ; livrés à la facilité de ces plaisirs, nous ne pensons pas qu’il n’en est point de plus propres à nous détourner de faire un bon usage de nos facultés ; nous perdons le goût de tous les autres biens qui demandent quelques soins & quelqu’attention, & l’ame asservie aux passions que ces plaisirs entraînent, n’a plus d’élevation ni de sentiment pour tout ce qui est véritablement digne d’elle.

Les plaisirs de l’esprit sont bien doux & légitimes, quand on ne les met pas en opposition avec ceux du cœur. Mais si les qualités de l’esprit se font payer par des défauts du caractere, ou seulement si elles émoussent notre sensibilité pour les charmes de la vertu & pour les douceurs de la société, elles ne sont plus que des syrenes trompeuses, dont les chants séducteurs nous détournent de la voie du vrai bonheur. Lors même que l’on ne les regarde que comme des accessoires à la perfection, elles peuvent produire de mauvais effets qu’il est dangereux de ne pas prévenir. Si l’on se livre à tous ses goûts, on effleure tout, & on devient superficiel & léger ; ou si l’on se contente de vouloir paroître savant, on sera un faux savant, ou un homme enflé, présomptueux, opiniâtre. Combien n’est-il pas d’autres dangers dans lesquels les plaisirs de l’esprit nous entraînent ?

Rien ne paroît plus digne de nos desirs, que l’amour même de la vertu. C’est ce qui entretient les plaisirs du cœur ; c’est ce qui nourrit en nous les passions les plus légitimes. Vouloir sincérement le bonheur d’autrui, se lier d’une tendre amitié avec des personnes de mérite, c’est s’ouvrir une abondante source de délices. Mais si cette inclination nous fait approuver & embrasser avec chaleur toutes les pensées, toutes les opinions, toutes les erreurs de nos amis ; si elle nous porte à les gâter par de fausses louanges & de vaines complaisances, si elle nous fait surtout préférer le bien particulier au bien public, elle sort des bornes qui lui sont prescrites par la raison ; & l’amitié & la bienfaisance, ces affections de l’ame si nobles & si légitimes, deviennent pour nous une source d’écueils & de périls.

Les passions ont toutes, sans en excepter celles qui nous inquietent & nous tourmentent le plus, une sorte de douceur qui les justifie à elles-mêmes. L’expérience & le sentiment intérieur nous le disent sans cesse. Si l’on peut trouver douces, la tristesse, la haine, la vengeance, quelle passion sera exempte de douceur ? D’ailleurs chacune emprunte pour se fortifier, le secours de toutes les autres ; & cette ligue