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de ses figures ; ce qui ne pouvoit se faire qu’en attachant avec justesse chaque membre ensemble.

Venas protulit, dit Pline : il fit paroître les veines, c’est-à-dire, que s’étant apperçu des effets que le mouvement produit sur le naturel, en changeant la situation des muscles toutes les fois que la figure prend une nouvelle situation, il essaya d’en enrichir la Peinture ; il commença par la représentation des veines ; il étoit bien près de connoître l’usage & l’office des muscles. Comme l’art de la Peinture n’avoit point fait ce même progrès dans la couleur que dans le dessein, il n’est pas vraissemblable que le mot vena soit ici une expression figurée de Pline, pour signifier que Cimon avoit animé la couleur, & qu’il y avoit pour ainsi dire mis du sang.

Præter ea, in veste & rugas & sinus invenit, ajoute Pline. Avant Cimon tout étoit comme l’on voit extrèmement informe dans la Peinture : les figures vues de profil, ne savoient se présenter que dans un seul aspect ; les habillemens étoient exprimés tout aussi simplement ; une draperie n’étoit qu’un simple morceau d’étoffe qui n’offroit qu’une surface unie. Entre les mains de Cimon, cette draperie prend un caractere ; il s’y forme des plis ; on y voit des parties enfoncées, d’autres parties éminentes qui forment des sinuosités, telles que la nature les donne, & que doit prendre une étoffe jettée sur un corps qui a du relief.

Pline a écrit de la Peinture, comme auroit pû faire un homme de l’art qui auroit eu son génie. Il s’attache moins à donner l’énumération & la description des ouvrages, qu’à établir le caractere de chaque maître ; & quoiqu’il le fasse avec une extrème concision, chaque peintre est caractérisé & rendu reconnoissable. Voici tout le passage de Pline : Hic, Cimon, catagrapha invenit, hoc est obliquas imagines, & variè formare vultus, respicientes, suscipientes, & despicientes ; articulis etiam membra distinxit, venas protulit, præterque in veste & rugas & sinus invenit. Il faut donc entendre par le mot grec catagrapha, & en latin obliquas imagines, non des visages ou des figures de profil, comme le pere Hardouin le croit, mais des têtes vûes en raccourci. Le mot imago ne doit point être pris ici pour une figure, mais seulement pour une tête, un portrait.

Cléophante de Corinthe, est l’inventeur de la peinture monochrome, ou proprement dite. Il débuta par colorier les traits du visage avec de la terre cuite & broyée ; ainsi la couleur rouge, comme la plus approchante de la carnation, fut la premiere en usage. Les autres peintres monochromes, & peut-être Cléophante lui-même, varierent de tems en tems dans le choix de la couleur des figures, différente de la couleur du fond. Peut-être aussi qu’ils mirent quelquefois la même couleur pour le fond, & pour les figures ; on peut le présumer par l’exemple de quelques-uns de nos camayeux, pourvû qu’on n’admette point dans les leurs l’usage du clair obscur, dont la découverte accompagna l’introduction de la peinture polychrome, ou de la pluralité des couleurs.

Clésidès vivoit vers l’an du monde 3700. On rapporte que voulant se vanger de la reine Stratonice, femme d’Antiochus I. du nom, roi de Syrie, il la représenta dans une attitude indécente, & exposa son tableau en public : mais cette princesse étoit peinte avec tant de charmes dans ce tableau de Clésidès, que sa vanité, ou peut-être son bon caractere, lui persuada de pardonner à la témérité de l’artiste, de le récompenser, & de laisser son ouvrage où il l’avoit placé. Quoi qu’il en soit, elle montra beaucoup de grandeur & de sagesse, en ne punissant point Clésides qui l’avoit peinte entre les bras d’un pêcheur qu’on l’accusoit d’aimer, & qui avoit exposé son tableau sur le port d’Ephèse. Michel-Ange, Paul

Veronese, le Zuchero, & quelques autres modernes, n’ont que trop imité Clésidès, pour satisfaire leur vengeance.

Craterus d’Athènes, avoit un talent particulier pour peindre merveilleusement le grotesque, & il orna de ses ouvrages en ce genre le Panthéon d’Athènes, cet édifice superbe où l’on faisoit tous les préparatifs pour la célébration des fêtes solemnelles. Craterus est le Teniers des Athéniens.

Ctésiloque, disciple d’Apelle, petulanti picturâ innonotuit, se fit connoître par la fougue du pinceau, obéissant à la vivacité du génie ; c’est ainsi que M. de Caylus traduit ce passage, un peu en amateur de peinture ; mais il reconnoît avec raison que l’on peut lui donner un autre sens, car Pline ajoute tout de suite, Jove Liberum parturiente depicto mitrato & muliebriter ingemiscente inter obstetricia dearum. Cette peinture ridicule pour un dieu comme Jupiter, est forte pour un payen, & peut être surement traitée d’insolente ; car peut-on penser autrement d’un tableau qui représente le maître des dieux accouchant de Bacchus, & coëffé en femme, avec les contorsions de celles qui sont en travail, & avec le cortege des déesses pour accoucheuses ? Cléside, avons-nous dit ci-dessus, peignit une reine d’Egypte dans une attitude encore plus indécente ; mais ce n’étoit qu’une reine, & il la peignit très-belle. Pline dans son histoire, met en contraste ces peintres téméraires avec Habron, qui peignit la Concorde & l’Amitié, avec Nicéarque qui représenta Hercule confus, humilié de ses accès de rage, & avec d’autres artistes qui avoient consacré leurs ouvrages à la gloire de la vertu ou de la religion.

Cydias de Cytnos, étoit contemporain d’Euphranor, & comme lui peintre encaustique ; il fit entr’autres ouvrages un tableau des Argonautes.

Damophile & Gorgasus sont joints ensemble dans Pline ; c’étoient deux habiles ouvriers en plastique, & en même tems ils étoient peintres. Ils mirent des ornemens de l’un & l’autre genre au temple de Cérès, ornemens de plastique au haut de l’édifice, & ornemens de peinture à fresque sur les murs intérieurs, avec une inscription en vers grecs, qui marquoit que le côté droit étoit l’ouvrage de Damophile, & le côté gauche l’ouvrage de Gorgasus Avant l’arrivée de ces deux peintres grecs à Rome, les temples de la ville n’avoient eu, suivant la remarque de Pline, que des ornemens de goût étrusque, c’est-à-dire des ouvrages de plastique & de sculpture à l’ancienne façon des Etrusques, & non des ouvrages de peinture, qui dans l’Etrurie même étoient d’un goût grec. On peut donc placer au tems de Damophile & de Gorgasus l’introduction & l’époque de la Peinture dans la ville de Rome, vers l’an 424 avant l’ere chrétienne.

Démon, natif d’Athenes, vivoit du tems de Parrhasius & de Socrate, vers la 93 olympiade, & environ 408 ans avant J. C. Il s’attachoit fort à l’expression, & fit plusieurs tableaux qu’on estima beaucoup. Il y en avoit entr’autres un à Rome qui représentoit un prêtre de Cybele, que Tibere acheta 60 grands sesterces. Démon fit aussi un tableau d’Ajax en concurrence avec Timanthe, mais l’Ajax de Timanthe fut préféré.

Denys ou plutôt Dionysius, de Colophone, ne fit que des portraits, & jamais des tableaux, d’où lui vint à juste titre, dit Pline, liv. XXXV. ch. x. le surnom d’antropographus, c’est-à-dire, peintre d’hommes. Nous avons eu dans le xvj. siecle, un peintre flamand semblable en cela de fait & de nom (car on le nommoit en latin Dionysius) au peintre de Pline, & les deux Denys ne sont pas les seuls qui aient préféré ce genre de peinture à tout autre, par la raison