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séjour. Scaurus orna des tableaux de cet artiste, le superbe théâtre qu’il fit construire, dans le dessein d’immortaliser son édilité, laquelle en effet acheva la ruine & le renversement des mœurs des Romains.

Philocharès, ne nous est connu que par ce que Pline en dit en parlant des tableaux étrangers exposés dans Rome. « Le second tableau, dit-il, présente un sujet d’admiration dans la ressemblance d’un fils encore jeune avec son pere déjà vieux, malgré la différence des deux âges clairement exprimée : un aigle vole au-dessus, & tient un lion dans ses serres. Philocharès y a marqué que c’étoit son ouvrage, preuve éclatante, continue Pline, du pouvoir immense de l’art, quand on n’envisageroit que ce seul tableau, puisque le sénat & le peuple romain y contemplent depuis tant de siecles, en considération de Philocharès, deux personnages d’ailleurs très-obscurs, Glaucion & son fils Aristippe ».

Il ne faut pas croire que Pline reproche aux Romains de s’être dégradés, en portant leurs regards sur un portrait de deux personnes abjectes ; ce sens répugne, & à l’objet présent de l’auteur, & à tous ses principes de philosophie ; & à la maniere dont il nous offre plusieurs autres tableaux où les sujets étoient vils ou inconnus. Il ne prétend pas plus censurer les admirateurs de Glaucion & d’Aristippe, que les panégyristes de ce malade qu’Aristide avoit peint, ægrum sine fine laudatum ; comme c’étoit sur la finesse de l’exécution du peintre que tomboient les admirations & les louanges, le philosophe s’en servoit pour faire connoître les charmes de l’art, & le citoyen pour les faire aimer.

Philoxène d’Erythrée, éleve de Nicomachus, suivit la maniere de son maître. Pline dit de lui, cujus tabula nulli post ferenda ; c’est un éloge assez singulier. Il ajoute qu’il trouva des chemins plus courts encore pour peindre promptement. Il travailloit donc, dit M. de Caylus, comme le Pellegrini, qui avoit peint la banque à Paris, & comme Paul Mathéi qui a fait un si grand nombre d’ouvrages chez M. Crozat l’aîné ; l’un & l’autre faisoient ordinairement par jour une figure grande comme nature ; mais la promptitude & la facilité étoient leur seul mérite.

Polygnote de Thase, île de la mer Egée, étoit fils d’Aglaophon dont nous avons parlé, & qui vivoit avant la quatre-vingt-dixieme olympiade, tems où la peinture n’avoit pas encore fait de grands progrès. Il fut éleve de son pere ; mais comme il est arrivé depuis à Raphaël & à beaucoup d’autres, le disciple surpassa bien-tôt son maître. Guidé par son propre génie, il osa quitter l’ancienne maniere qui étoit dure, seche, & contrainte. Il porta tout-d’un-coup son art de l’enfance presque à la perfection. Jusqu’alors les Peintres ne s’étoient servi que d’une seule couleur, ce qui faisoit donner à leurs ouvrages le nom peu avantageux de μονοχροματον ou μονοχρόον, que Quintilien nous rend par les mots de simplex color.

Polygnote employa quatre couleurs, par le mélange desquelles il donna aux femmes une parure brillante qui charma les yeux. Il eut la gloire de trouver le secret des couleurs vives, des draperies éclatantes, & de multiplier avec dignité le nombre des ajustemens. Par cette nouveauté il éleva les merveilles de la Peinture à un degré qui n’étoit pas encore connu. Pline nous apprend que Polygnote & Micon furent les premiers qui firent usage de l’ocre jaune, & que tous deux peignirent à fresque ce célebre portique d’Athènes, qui de la variété de ses peintures fut nommé le Pœcile. Mais Micon, comme je l’ai déjà dit, se fit payer de son travail, au-lieu que Polygnote ne voulut d’autre récompense que l’honneur d’avoir réussi ; ce beau procédé le mit en un si haut degré d’estime, que les Athéniens lui donnerent droit de bourgeoisie dans leur ville, & les Amphyc-

tions le droit d’hospitalité dans toutes les villes de

la Grece, pour tout le reste de sa vie : des récompenses aussi flatteuses pour l’amour-propre, & telles que les Grecs les savoient accorder, ne sont plus en usage ; il faut croire que si elles existoient, nous verrions plusieurs de nos artistes décorer des temples sans recevoir aucune rétribution, ou plûtôt les décorer pour en avoir d’aussi distinguées.

On voyoit à Rome, du tems de Pline, un tableau de Polygnote, qui représentoit un jeune homme armé de son bouclier, dans une attitude qui laissoit en doute s’il montoit ou s’il descendoit. Pline en fait beaucoup d’éloges, parce qu’il se trouve une beauté réelle dans une attitude indécise, & dans une contenance mal assurée, qui peint l’irrésolution de l’esprit. Il arrive très-souvent qu’un soldat qui escalade, ou qui s’avance à l’ennemi, s’arrête tout-à-coup sans savoir d’abord s’il poursuivra, s’il continuera de monter, ou s’il prendra le parti de descendre. Or ces sortes de positions vacillantes sont difficiles à être bien représentées par un peintre. L’habile artiste dont nous parlons avoit pourtant saisi celle-ci, & l’habile écrivain de la nature a eu soin d’avertir qu’on en voyoit à Rome le tableau sous le portique de Pompée.

Polygnote fit encore plusieurs autres ouvrages vantés dans l’histoire ; tels sont en particulier les deux tableaux que Pausanias a décrits ; l’un représentoit la prise de Troie & le rembarquement des Grecs ; l’autre la descente d’Ulysse aux enfers avec une image de ces lieux souterrains, sujets magnifiques, & qui ne prêtent pas moins à la Peinture qu’à la Poésie, voyez les Mem. des Inscr. tom. VI. in-4o. Il fut le premier qui sut varier l’air du visage, sec & dur dans l’ancienne peinture, qui donna des draperies fines & légeres à ses figures de femmes, & le premier qui les coëffa d’une mitre de différentes couleurs. Aussi heureux en galanterie que noble dans ses actions, il sut plaire à Elpinice, sœur de Cimon, & fille de Miltiade, ce grand capitaine, dont la gloire ne fut égalée que par celle de son fils. Polygnote vivoit quatre cens vingt années avant l’ere chrétienne ; ainsi les tableaux dont parle Pausanias avoient, du tems de cet auteur, cinq ou six cens ans d’antiquité

Protogène, ne à Caunium en Carie, ville qui dépendoit de Rhodes, étoit contemporain d’Apelles : il commença par peindre des navires, & vécut long-tems dans une honnête pauvreté, la sœur, je dirai mieux, la mere du bon esprit. Il peignit ensuite des portraits & quelques sujets simples, mais auxquels il donna un si beau fini, qu’ils firent l’admiration des Athéniens, c’est-à-dire du peuple le plus éclairé qui fût au monde. Tous les Historiens parlent de ce fameux tableau qui lui coûta sept ans de travail, de l’Iabise, chasseur célebre, petit-fils du Soleil, & qui passoit pour le fondateur de Rhodes.

Protogène, jaloux de la durée de ses ouvrages, & voulant faire passer le tableau d’Iabise à la postérité la plus reculée, le repeignit à quatre fois, mettant couleurs sur couleurs, qui prenant par ce moyen plus de corps, devoit se conserver plus long-tems dans leur éclat, sans jamais disparoître ; car elles étoient disposées pour se remplacer, pour ainsi dire, l’une l’autre. C’est ainsi que Pline s’explique, comme le remarque M. le comte de Caylus, pour caractériser le coloris de ce célebre artiste.

On admiroit en particulier dans ce tableau l’écume qui sortoit de la gueule du chien ; ce qui n’étoit pourtant, dit-on, qu’un coup de hasard & de desespoir du peintre. On faisoit aussi grand cas de son satyre appuyé contre une colonne. Protogène y travailloit dans le tems même du siége de Rhodes par Démétrius. Il étoit alors logé à la campagne dans une maison près de la ville. Démétrius fit venir Pro-