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tain lieu, imiter si bien la naturelle disposition des lignes qui sortent des lieux en s’élargissant, que bien que cette disposition des lignes nous soit inconnue, on ne laisse pas de rencontrer à représenter fort bien les édifices dans les perspectives que l’on fait aux décorations des théâtres, & on fait que ce qui est peint seulement sur une surface plate paroît avancer en des endroits, & se reculer en d’autres ». Les anciens n’ignoroient donc pas la perspective !

Il est malheureux que la peinture ancienne, au moins la plus parfaite & la plus terminée, n’existe plus, pour nous convaincre du degré auquel les anciens ont porté la perspective. On sait qu’au siecle même d’Auguste les tableaux de Zeuxis, d’Apelle, de Protogene & des autres grands peintres du bon tems de la Grece, se distinguoient à peine, tant la peinture en étoit évaporée, effacée, & le bois vermoulu. Il ne nous reste aujourd’hui, pour établir notre jugement que quelques peintures sur la muraille, que nous sommes trop heureux d’avoir, mais que notre goût pour l’antique ne doit pas nous faire admirer également. Toutes belles qu’elles puissent être à de certains égards, il est certain qu’on ne peut les comparer à ces superbes tableaux dont les auteurs anciens ont fait de si grands éloges, dont ils parloient à ceux-même qui les admiroient avec eux, à ceux qui sentoient tout le mérite des chefs-d’œuvre de sculpture, sur lesquels on ne peut soupçonner ces auteurs de prévention, puisque nous en jugeons & que nous les admirons tous les jours, & qu’enfin nous savons qu’ils étoient également employés à la décoration des temples & des autres lieux publics. Ces arts se suivent au point qu’il est physiquement impossible que l’un fût élégant & sublime, tandis que l’autre auroit été réduit à un point de platitude & d’imperfection, telle que seroit en effet une peinture sans relief, sans dégradation, enfin dans ce qu’on appelle l’intelligence & l’harmonie, parties de l’art, qui toutes, quoiqu’elles ne paroissent pas appartenir directement à notre objet, doivent cependant être comprises sous le nom de la perspective dont elles font partie. Après-tout, les peintures à fresque déterrées d’Herculanum suffisent pour justifier que la perspective étoit bien connue des anciens.

Avant même que le roi d’Espagne, alors roi de Naples, nous en eût donné cette preuve, en retirant de cette ville un prodigieux nombre de peintures, les hachures qui expriment les ombres dans la noce Aldobrandine, nous apprenoient bien que son auteur n’ignoroit point cette partie de l’art. Ce n’est pas tout, le sujet traité dans un intérieur de maison représente dix figures sur le même plan ; elles sont posées simplement & naturellement, sans aucune attitude forcée & sans la recherche ni l’affectation d’aucun contraste. Si d’un côté elles ne sont point obligées d’avoir aucune diminution de trait ou de couleur, le peintre n’en a pas moins indiqué la perspective dans toutes les parties où elle étoit nécessaire, non seulement par la rondeur des corps, & par le sentiment de l’intervalle qui les sépare du fond, mais par la juste dégradation des corps que son sujet lui demandoit, tels que l’autel, le lit, le plancher, &c. Or si toutes ces parties ne sont pas de la perspective aux yeux d’un homme d’art, je ne sais où il en faut chercher, aujourd’hui même que cette science est assurément plus connue qu’elle ne l’a jamais été.

Si l’on veut bien encore examiner plusieurs peintures antiques du tombeau des Nazoni, & principalement une chasse de cerf qu’on trouvera dessinée à la planche XXX, ainsi que tout le recueil mis au jour par Pietro Santo Bartoli, édition de Rome 1680, on sera frappé des connoissances que les anciens avoient fait dans la perspective depuis Pausias.

Les sacrifices peints par ce célebre artiste donnent

une idée complette de la perspective ; c’est Pline qui en parle, liv. XXXV. c. xj, en ces mots : Cum omnes quæ volunt eminentia videri, candicantia faciant, coloremque condant nigro, hic totum bovem atri coloris fecit ; c’est-à-dire, loin de faire, comme on le pratique ordinairement, les corps saillans blancs avec des oppositions noires, il peignit le bœuf absolument noir. On ne peut mieux décrire l’intelligence, l’harmonie & la ruption des couleurs, d’autant que le même Pline ajoute : umbræque corpus ex ipso dedit (scilicet nigro) ; il tira les ombres & le corps (du bœuf) de cette seule couleur (noire). Il dit ensuite : Magnâ prorsus arte, in quo extantia ostendens, & in contracto solida omnia : faisant voir avec un art infini sur une surface toute l’étendue & la solidité des corps par des traits rompus. Il est impossible de donner plus parfaitement l’idée des corps mis en perspective :

M. Perrault fonde une de ses preuves de l’ignorance des anciens, en fait de perspective, sur les bas-reliefs de la colonne trajane où en effet toutes les regles de la perspective sont violées : mais il a eu grand tort de ne pas distinguer la différence des siecles de l’antiquité. Peut-il y avoir quelque rapport entre la sculpture des Romains du tems de Trajan, & celle des Grecs dans l’éclat de leurs arts ? D’ailleurs fonder une induction générale sur un exemple particulier, est un vice de raisonnement contraire aux préceptes de tous les logiciens du monde. Mais on peut opposer à M. Perrault des faits incontestables contre son opinion, & qu’il ne devoit pas ignorer. Le recueil de Rossi qui a pour titre, admiranda veteris seulpturæ vestigia, nous présente plusieurs bas-reliefs qui sont une preuve évidente de la connoissance des anciens dans la perspective.

M. Perrault donne aussi les médailles des anciens pour preuve de leur ignorance dans la perspective ; il assure même que l’on n’en connoît aucune trace sur ces monnoies ; mais c’est un reproche trop outré ; car quoiqu’il soit vrai que la plus grande partie des médailles anciennes manque du côte des regles de la perspective, il n’est pas vrai qu’elles soient toutes dans ce cas-là. On a plusieurs médailles, & sur-tout des médaillons dans lesquels non-seulement on fait plus que d’entrevoir la perspective, mais elle s’y trouve entierement prononcée. Tel est un médaillon de Seleucus I. roi de Syrie, représentant d’un côté la tête de Jupiter, & au revers Pallas dans un char tiré par quatre éléphan, lançant d’une main un javelot, & de l’autre tenant un bouclier ; cette Pallas est dégradée avec toute l’intelligence nécessaire, les éléphans se distinguent sans confusion, & la roue du char est vue de côté, même avec une grande finesse de perspective, ce qu’il faut voir sur le médaillon ; car tous ceux qui l’ont gravé n’ayant point été sensibles à cette partie ne l’ont pas fait sentir. Au reste, ce médaillon, qui est du cabinet du roi, se trouve grave dans l’histoire des rois de Syrie par M. Vaillant, dans les annales de Syrie du P. Frælich, & dans plusieurs autres recueils d’antiquité. Tels sont encore deux médaillons de bronze de la suite du roi. Le premier est de Faustine mere : d’un côté la tête de cette princesse, de l’autre l’enlevement des Sabines ; ce revers représente plusieurs femmes dans le trouble naturel à leur situation, mais grouppées avec tout l’art du dessein & de la perspective. Le second est de Lucius Verus ; le revers représente Marc-Aurele, & ce prince dans un char tiré par quatre chevaux, est précédé par plusieurs soldats posés sur différens plans, avec des dégradations convenables à leur éloignement. M. de Caylus a fait graver toutes ces médailles à la suite de son discours sur la perspective des anciens dans les mémoires de littérature, tome XXIII. pag. 341.

La perspective des fonds est plus rare dans les pierres