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faut commencer par ceux du milieu, nommés pilotis de remplage, s’éloignant successivement du milieu, & finissant par ceux du pourtour extérieur que l’on nomme pilotis de bordage : on donne par ce moyen au terrein la facilité de se porter de proche en proche vers le dehors de l’enceinte que l’on a à piloter, & on peut les enfoncer plus avant, que si l’on suivoit une marche contraire ; car ce terrein se trouveroit pour lors de plus en plus serré vers le milieu de la fondation, & les pilotis y entreroient beaucoup moins.

On pourroit alléguer contre cette opinion, que les pilots de bordage étant battus les premiers, pourront aussi être chassés plus avant, ce qui sera avantageux dans les terreins sableux, à cause des affouillemens auxquels le pié des pilots se trouveroit moins exposé ; qu’à l’égard de ceux du remplage, si on a soin de les chasser tous au refus, ils seront également propres au fardeau que la percussion du mouton leur aura donné la faculté de porter.

Cette percussion, comme on va le voir, seroit bien suffisante pour que l’on n’eût rien à appréhender de la part du tassement des pilots dans les premiers tems ; mais, comme on l’a fait remarquer précédemment, le terrein trop comprimé dans l’intérieur de la fondation tendra peu-à-peu à s’en écarter. La résistance occasionnée par le frottement diminuera, & les pilots pourront s’affaisser par cette premiere raison.

L’écartement du terrein poussera aussi les pilots avec d’autant plus d’avantage, que la force sera continuelle & lente, suivant les principes de la méchanique ; on peut remarquer que le fardeau qui agira sur la tête des pilots, suivant une direction perpendiculaire à celle de la poussée de ces sables, ne pourra en arrêter ou diminuer en aucune sorte l’effet : les pilots pourront donc aisément s’écarter par leur bout, n’étant d’ailleurs point engagés dans un terrein assez solide, ainsi qu’on le suppose ; ce qui formera une cause puissante d’affaissement & de destruction, d’où il suit que la premiere méthode que l’on vient d’expliquer, est préférable à tous égards.

Il est présentement question d’examiner quelle est la force de la percussion du mouron que l’on emploie à chasser les pieux, afin de connoître jusqu’à quel point il faudra les battre, pour être en état de porter une certaine charge déterminée, indépendamment de la résistance du terrein solide, lorsqu’ils y seront parvenus ; on aura pour lors une sûreté de plus, vû l’incertitude où l’on peut quelquefois se trouver, d’avoir atteint le roc, ou autre terrein ferme.

Suivant des expériences de M. de Camus, gentilhomme lorrain[1], & autres faites sur le battage des pilots dans les travaux des ponts & chaussées, il paroît que la force du choc du mouton est proportionnée à la hauteur de sa chûte, laquelle hauteur est comme le quarré de la vîtesse acquise à la fin de cette chûte.

Le tems employé par les hommes pour lever le mouton, est en effet proportionné à son élevation, & on a lieu d’en attendre une quantité de mouvement qui soit proportionnée à la hauteur de la chûte : ces expériences sont aussi conformes à celles faites sur la chûte des corps dans la cire & la glaise où ils se sont enfoncés, en proportion de la hauteur des chûtes. Voyez l’Histoire de l’académie des Sciences, pour l’année 1728, pag. 73 & suiv.

On voit, suivant ces expériences, que la force d’un seul coup de mouton sera équivalente à celle de plusieurs autres dont la somme des chûtes lui seroit égale ; ainsi deux coups d’un même mouton, par exemple, tombant chacun de deux piés de hauteur ; ou dont l’un viendroit de trois piés, & l’autre d’un

pié, seront, pour l’effet, égaux à un seul coup dont le mouton seroit élevé de quatre piés de hauteur.

Ce principe mérite cependant une exception dans la pratique, à cause de la perte occasionnée par le branlement du terrein, & autres causes physiques mentionnées au présent memoire, qui pourroient rendre la percussion de nul effet, si le mouton étoit plus élevé ; aussi est-on dans l’usage de donner quatre piés & plus d’élevation ou de chûte au mouton : ce que l’on vient de dire à l’article précédent, n’aura donc lieu que pour le plus grand effet que l’on doive attendre de la percussion dans le battage des pilots, & il en resultera toujours que le declic qui donne la facilité d’élever le mouton beaucoup plus haut que la sonnette, n’éprouvera que peu d’avantage à cet égard, & que ce sera de la pesanteur seule du mouton que l’on aura lieu d’attendre le plus d’effet pour battre les gros pieux ; aussi voit-on que l’on a été obligé quelquefois d’avoir recours à des moutons de quatre mille livres, pour des pieux de quarante-cinq à cinquante piés de long, & de vingt à vingt-quatre pouces de grosseur à la tête, tels que les pieces de palées du pont de bois actuel de Saumur.

La force d’un mouton ordinaire de douze cens livres de pesanteur suffit à peine sur un tel pieu pour en ébranler la masse ; il y a une perte inévitable d’une partie considérable de la force, celle qui est employée à la compression des fibres, & à résister à leur élasticité ou réaction, avant qu’elle puisse arriver à la pointe du pieu, & percer le terrein. Cette perte se trouve encore augmentée en raison de la longueur du pieu, & du plus ou moins de rectitude, par la difficulté de placer la percussion verticalement dans la direction de son axe, l’obliquité presque inévitable de cette percussion occasionne un balancement nommé dardement, qui augmente son élasticité, & diminue d’autant l’effet du choc.

[2] On voit par l’expérience de M. Mariotte, que le choc d’un corps de deux livres deux onces tombant de sept pouces de hauteur, est équivalente à la pression qu’occasionneroit un poids de quatre cens livres ; ainsi la force d’un même poids de deux livres deux onces tombant de quatre piés de hauteur, qui est celle à laquelle on éleve communément le mouton, sera, en raison de ces hauteurs, de deux mille sept cens quarante-deux livres , & pour un mouton de six cens livres, de plus de sept cens soixante-treize milliers pour le cas du refus, car lorsque le pilot entre encore, il s’échappe en partie à l’effet de la percussion.

En matiere de construction, il convient de rendre la résistance toujours supérieure ; ainsi en la faisant double, il paroît que l’on pourroit charger un pieu chassé de la sorte, d’un poids de plus de trois cens quatre-vingt milliers, supposé qu’il soit assez fort par lui-même pour le porter.

On a vu ci-devant qu’un pilot de neuf pouces de grosseur, excédant de trois piés par sa tête le terrein

  1. Traité des forces mouvantes, page 164. Expériences faites en 1744, par M. Soyer, à la fondation du pont de la Boirie, près la Fleche, les pilots étant battus au déclic.
  2. Suivant M. de Camus, traité des forces mouvantes, page 170. Un poids d’une livre un quart, tombant de huit piés de hauteur, occasionne un choc ou une percussion équivalante à la pression d’un poids de 200 livres, ce qui reviendra d’autant mieux à l’expérience de M. Mariote, que l’on croit qu’il y a erreur dans la hauteur de la chûte de l’expérience de M. de Camus ; & que suivant la proportion qu’il indique, elle doit être de 7 pouces, au lieu de huit pouces de chûte.

    On n’ignore pas combien il est difficile ou peut être même impossible d’établir mathématiquement aucun rapport entre les forces mortes & les forces vives ; telle que la pression simple & la percussion ; & on ne l’a entrepris ici que physiquement & d’après l’expérience, pour faire connoître à peu près à quoi on peut l’évaluer : cependant on n’en conclura rien qui puisse intéresser la solidité, si les pilots sont chassés au refus jusqu’au terrein ferme comme on le recommande, & que le poids dont on les devra charger ne puisse pas excéder la moitié de ce qu’ils pourroient porter.