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mens & toutes les passions, ce n’est qu’alors que la danse est devenue digne de se montrer sur la scene : il est vrai que ce spectacle est celui de tous qui a fait le moins de progrès parmi les modernes ; & si nous en avons vû quelques essais en Italie, en Angleterre, en Allemagne, il faut convenir qu’il est encore loin de ces effets prodigieux des pantomimes dont l’histoire ancienne nous a conservé la mémoire.

Le spectacle en danse a besoin d’un poëte, d’un musicien, & d’un maître de ballets. Son hypothèse est d’imiter la nature par le geste & par la pantomime, sans autre discours, sans autre accent que celui que la musique instrumentale fournira à l’interprétation de ses mouvemens. Le poëme dansé, ou ballet, doit être suivi, noué, dénoué, comme le poëme lyrique. Il exige encore plus que lui la rapidité de l’action & une grande variété de situations. Comme le discours ne peut être exprimé dans ce drame que par le geste, rien n’y seroit plus déplacé que des scènes de raisonnement & de conversation, & le dialogue en général n’y peut être employé, soit dans la tragédie, soit dans la comédie, qu’autant qu’il sert indispensablement de passage & de préparation aux grands tableaux & aux situations intéressantes.

Toute la poétique du poëme lyrique s’applique naturellement & d’elle-même au poëme ballet. Comme rien n’est moins naturel qu’un opéra où l’on chante d’un bout à l’autre, rien aussi ne seroit plus faux qu’un ballet où l’on danseroit toujours. Le créateur du poëme ballet a dû connoître & distinguer dans la nature le moment tranquille & le moment passionné, celui de la scène & celui de l’air. Il a dû chercher deux manieres distinctes pour exprimer deux momens si différens, & partager son poëme entre la marche & la danse, comme le musicien partage le sien entre le récitatif & l’air.

Suivant ces principes, les personnages du poëme ballet ne danseront qu’au moment de la passion, parce que ce moment est réellement dans la nature celui des mouvemens violens & rapides. Le reste de l’action ne sera exécuté que par des gestes simples, par une marche cadencée, plus marquée, plus poétique, que la démarche ordinaire dont il n’y auroit pas moyen de passer naturellement & avec vérité au moment de la danse.

Ce moment tiendra dans le poëme ballet la place que l’air occupe dans le poëme lyrique ; mais l’on jugera aisément que ce moment ne peut être employé à danser des menuets, des gavottes ou des couplets de chaconne. Tous ces airs de danse ne signifient rien, n’imitent rien, n’expriment rien. L’air du moment de la danse dont le poëte aura indiqué le sujet & la situation, sera de la part du musicien le dévelopement de la passion & de tous ses mouvemens. Le maître des ballets & le danseur intelligent, s’ils entendent cette langue, comme la profession de leur art l’exige, trouveront dans l’air du musicien tous leurs gestes notés avec la succession & les nuances de tous les mouvemens.

Lorsque le poëte aura créé un tel poëme, & que le spectacle en danse aura acquis le degré de perfection dont il est susceptible, un grand compositeur ne dédaignera plus de mettre le poëme ballet en musique, parce que ce ne sera plus un recueil de jolis menuets & d’autres petits airs de danse, plus dignes de la guinguette que du théâtre, & qu’on abandonne en Italie & en Allemagne avec raison au premier petit violon de l’orchestre. Cette suite de grandes & belles situations, puisée dans le sujet d’une action unique, & terminée par une catastrophe convenable, ouvrira au contraire au compositeur une vaste & brillante carriere, où il pourra déployer ses talens, & concourir à l’effet du spectacle le plus noble & le plus inté-

ressant qu’on puisse offrir à une nation passionnée

pour les beaux arts.

Le maître des ballets & le danseur sentiront de leur côté que l’exécution de ce poëme demande autre chose que des pirouettes & des gargouillades ; que des attitudes fortes ou gracieuses, des à-plombs & tout le détail des exercices académiques & des tours de salle, n’ont de prix sur le théâtre qu’autant qu’ils sont placés à-propos, avec goût & avec intelligence, qu’ils servent à l’expression d’une situation touchante, d’une action intéressante & pathétique, & qu’on apperçoit dans le danseur, indépendamment de cette science, une étude profonde de la nature & de la vérité de ses mouvemens.

Ce qui vient d’être dit ne contient que les premiers élémens d’une poétique de la danse, mais qui mériteroient pour les progrès d’un art bien peu perfectionné, d’être développes avec plus de soin & dans un plus grand détail. Les lettres pleines de chaleur & de vues que M. Noverre a publiées sur la danse, il y a quelques années, paroissent lui imposer le devoir d’écrire cette poétique, & de rendre à son art l’empire qui lui est dû & qu’il a exercé chez les anciens par la magie & l’enthousiasme de son langage.

De l’exécution du poëme lyrique. La réunion du chant & de la danse dans le même poëme ne seroit point impossible, & seroit peut-être une chose desirable ; mais cette association seroit bien différente de celle qu’on a imaginée dans l’opéra françois, & que le bon goût semble proscrire.

Le chant est un art si difficile, il demande tant d’application & d’étude, qu’il ne faut pas espérer qu’un grand chanteur puisse aussi être grand acteur. Ce cas seroit du-moins trop rare pour n’être pas regardé comme une exception. L’exécution du chant & l’expression qu’il exige occupent déja trop un chanteur pour lui permettre de donner le même soin à l’action. Très-souvent les mouvemens que la situation demande, sont si violens, qu’ils ne permettroient guere de chanter avec grace, ni même avec la force nécessaire ; & je crois impossible qu’au dernier période de la passion, le même acteur puisse chanter avec la chaleur & l’enthousiasme qu’il exige, & s’abandonner en même tems au délire & au plus grand désordre de la passion, sans que la précision de son chant en souffre.

D’un autre côté, en réfléchissant sur le génie de l’air ou aria des Italiens, on voit évidemment qu’il est dans son principe autant destiné à l’expression du geste qu’a celle du chant, & un pantomime intelligent trouvera dans la partie instrumentale de l’air tous ses gestes, toute la succession de ses mouvemens notés avec la plus grande finesse. La musique a encore sur ce point merveilleusement suivi la nature. Car la passion n’éleve pas seulement la voix, ne varie pas seulement les inflexions ; elle met la même variété & la même chaleur aussi dans le geste & dans les mouvemens : ainsi le moment de la passion doit être en effet la réunion de ces deux expressions. Comment les rendrons-nous donc sur nos théâtres, sans que l’une souffre par l’autre ?

Les plus grandes découvertes sont toujours l’ouvrage du hasard. A Rome, Andronicus, fameux acteur, c’est-à-dire chanteur & pantomime à-la-fois, est enroué un jour à force de bis ; revocatus obtudit vocem. Le public ne veut pas se passer d’un acteur chéri : Andronicus continue donc les jours suivans de danser la pantomime, agit canticum ; mais comme son enrouement ne lui permet pas de chanter, il place un enfant devant le flûteur ou l’orchestre, & cet enfant chante pour lui : puerum ante tibicinem statuit ad canendum.

Cet expédient plaît au peuple. Andronicus dispensé par un accident de chanter, s’abandonne avec plus de