Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 12.djvu/955

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

profondement que Dieu l’avoit fait, qu’il crut à son tour pouvoir faire un dieu. Qui le pourroit croire, si l’expérience ne nous faisoit voir qu’une erreur si stupide & si brutale n’étoit pas seulement la plus universelle, mais encore la plus enracinée & la plus incorrigible parmi les hommes ? Ainsi il faut reconnoître, à la confusion du genre humain, que la premiere des vérités, celle que le monde prêche, celle dont l’impression est la plus puissante, étoit la plus éloignée de la vue des hommes. »

Les Athées prétendent que le culte religieux rendu à des hommes après leur mort, est la premiere source de l’idolâtrie, & ils en concluent que la religion est originairement une institution politique, parce que les premiers hommes qui furent déifiés, étoient ou des législateurs, ou des magistrats, ou d’autres bienfaiteurs publics. C’est ainsi que parmi les anciens, Evhémerus, surnommé l’athée, composa un traité pour prouver que les premiers dieux des Grecs étoient des hommes. Cicéron qui pénétra son dessein, observe fort judicieusement que ce sentiment tend à renverser toute religion. Parmi les modernes, l’anglois Toland a écrit une brochure dans le même dessein, intitulée, de l’origine de l’idolâtrie, & des motifs du paganisme. La conduite uniforme de ces deux écrivains est singuliere. Evhémerus prétendoit que son dessein étoit seulement d’exposer la fausseté de la religion populaire de la Grece, & Toland a prétendu de même que son dessein n’étoit que d’écrire contre l’idolâtrie payenne, tandis que le but réel de l’un & de l’autre étoit de détruire la religion en général.

On doit avouer que cette opinion sur la premiere origine de l’idolâtrie a une apparence plausible, mais cette apparence n’est fondée que sur un sophisme qui confond l’origine de l’idolâtrie avec celle de tout culte religieux en général. Or il est non-seulement possible, mais même il est extrèmement probable que le culte de ce qu’on croyoit la premiere & la grande cause de toutes choses, a été antérieur à celui des idoles, le culte idolâtre n’ayant aucune des circonstances qui accompagnent une institution originaire & primitive, ayant au contraire toutes celles qui accompagnent une institution dépravée & corrompue. Cela est non-seulement possible & probable, mais l’histoire payenne prouve de plus que le culte rendu aux hommes déifiés après leur mort, n’est point la premiere source de l’idolâtrie.

Un auteur dont l’autorité tient une des premieres places dans le monde savant, aussi différent de Toland par le cœur que par l’esprit, je veux dire le grand Newton, dans sa chronologie grecque, paroît être du même sentiment que lui sur l’origine de l’idolâtrie. « Eacus, dit-il, fils d’Egina, & de deux générations plus ancien que la guerre de Troie, est regardé par quelques-uns comme le premier qui ait bâti un temple dans la Grece. Vers le même tems les oracles d’Egypte y furent introduits, ainsi que la coutume de faire des figures pour représenter les dieux, les jambes liées ensemble, de la même maniere que les momies égyptiennes. Car l’idolâtrie naquit dans la Chaldée & dans l’Egypte, & se répandit de-là, &c. Les pays qu’arrosent le Tygre & le Nil, étant extrèmement fertiles, furent les premiers habités par le genre humain, & par conséquent ils commencerent les premiers à adorer leurs rois & leurs reines après leur mort ». On voit par ce passage que cet illustre savant a supposé que le culte rendu aux hommes déifiés, étoit le premier genre d’idolâtrie, & il ne fait qu’en insinuer la raison ; savoir que le culte rendu aux hommes après leur mort, a introduit le culte des statues. Car les Egyptiens adorerent d’abord leurs grands hommes décédés en leurs propres personnes, c’est-à-dire leur momies ; & après qu’elles eurent été perdues, con-

sumées ou détruites, ils les adorerent sous des figures

qui les représentoient, & dont les jambes, à l’imitation des momies, étoient liées ensemble. Il paroît que M. Newton s’est lui-même donné le change en supposant que le culte des statues étoit inséparablement uni à l’idolâtrie en général ; ce qui est contraire à ce que rapporte Hérodote, que les Perses qui adoroient les corps célestes, n’avoient point de statues de leurs dieux, & à ce que Denis d’Halycarnasse nous apprend, que les Romains, dont les dieux étoient des hommes déifiés après leur mort, les adorerent pendant plusieurs siecles sans statues.

Mais ce qui est remarquable, c’est que dès l’entrée de la question, les esprits forts renversent eux-mêmes ce qu’ils prétendent établir. Leur grand principe est que la crainte a d’abord fait des dieux, primus in orbe deos fecit timor ; & cependant si on veut les croire, ces premiers dieux furent des hommes déifiés après leur mort, à cause de leurs bienfaits envers leur patrie & le genre humain. Sans m’arrêter à cette contradiction, il est certain que ce grand principe de crainte est en toute maniere incompatible avec leur système. Car les siecles où la crainte régnoit le plus, & étoit la passion dominante du genre humain, furent ceux qui précéderent l’établissement des sociétés civiles, lorsque la main de chaque homme étoit tournée contre son frere. Si la crainte étoit donc le principe de la religion, il s’ensuivroit incontestablement que la religion existoit avant l’établissement des sociétés.

Comme l’espérance & la crainte, l’amour & la haine sont les grands ressorts des pensées & des actions des hommes, je ne crois pas que ce soit aucune de ses passions en particulier, mais je crois que toutes ensemble ont contribué à faire naître l’idée des êtres supérieurs dans l’esprit des premiers mortels, dont la raison brute n’avoit point acquis la connoissance du vrai Dieu, & dont les mœurs dépravées en avoient effacé la tradition.

Ces premiers hommes encore dans l’état de nature, où ils trouvoient toute leur subsistance dans les productions de la terre, ont dû naturellement observer ce qui avançoit ou retardoit ces productions ; ensorte que le soleil qui anime le système du monde dut bientôt être regardé comme la divinité éminemment bienfaisante. Le tonnerre, les éclairs, les orages, les tempêtes furent regardés comme des marques de sa colere ; & chaque orbe céleste en particulier fut envisagé sous la même face, à proportion de son utilité & de sa magnificence ; c’est ce qui paroît de plus naturel sur l’origine de l’idolâtrie, & les réfléxions suivantes le vont mettre entierement dans son jour.

On trouve des vestiges de l’adoration des astres chez toutes les nations. Moyse Maimonide prétend qu’elle a précedé le déluge, & il en fixe la naissance vers le tems d’Enoch ; c’est aussi le sentiment de la plûpart de rabbins, qui assurent que ce fut-là un des crimes que Dieu châtia par les eaux du déluge. Je ne detaillerai point ici leurs raisons, qui sont combattues par les SS. Peres & par les meilleurs interpretes de l’ancien testament, & je tomberai d’accord avec ces derniers, que l’idolâtrie n’a commencé qu’après le déluge ; mais en même tems je dois avouer qu’elle fit des progrès si rapides & si contagieux, que les origines de tous les grands peuples qui tirerent leur naissance ou des enfans ou des petits enfans de Noé, en furent infectés. Les Juifs, hors quelques intervalles d’égarement, se conserverent dans la créance de l’unité de Dieu, sous la main duquel ils étoient si particulierement. Ils ne méconnurent point le grand ouvrier, pour admirer les beautés innombrables de l’ouvrage. Il faut cependant convenir, que si le peuple hébreu n’a point adoré les astres, il les a du