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que les Chinois prétendent ? nous n’en savons rien, & nous avons moins de raisons de le nier que de le croire. Seroit-il permis d’imaginer que les climats eussent aussi une influence sur le pouls, & y occasionnassent des caracteres différens que l’on ne trouveroit pas dans d’autres pays très-éloignés ? si ce fait se trouvoit vrai, il mettroit fin à bien des contestations, & débrouilleroit bien des énigmes.

3°. Sur les présages. Il n’est pas possible de décider si tous les signes que les Chinois tirent du pouls sont aussi certains & aussi lumineux qu’ils le prétendent ; on ne peut que suspecter quelques-uns de leurs présages quand on remonte à leur source, ou qu’on en découvre les fondemens ; on voit évidemment qu’ils sont établis moins sur une observation réitérée, que sur des idées théoriques souvent assez peu vraissemblables : tel est, par exemple, le prognostic de mort attaché au pouls du poumon lorsqu’il se rencontre au printems. Il n’est fondé, comme nous l’avons déja remarqué, que sur la correspondance qu’ils admettent entre leurs saisons & leurs élémens ; de ce genre est aussi l’assertion que le pouls de l’estomac est dangereux au printems. Elle porte sur le même fondement ; car, disent-ils, « la terre qui répond au pouls de l’estomac, quand elle domine, engendre le métal, or le métal détruit le bois qui correspond au foie & au printems ; donc, &c ». Malgré cela, on sera forcé de reconnoître la justesse de la plûpart de leurs présages, si dépouillant tout préjugé, on veut faire attention à l’ancienneté des connoissances qu’ils ont sur cette matiere, à l’application avec laquelle ils cultivent cette partie, à la nécessité où ils sont de s’y adonner, au défaut d’autres signes ; car souvent il ne leur est pas permis de voir & d’interroger les malades, sur-tout les personnes du sexe ; ces maris, jaloux à l’excès, redoutent pour leurs femmes, ou plutôt pour eux-mêmes, leur vue indiscrette, & une pudeur déplacée retient dans d’autres cas le médecin circonspect, l’empêchant de porter les yeux & la main autre part que sur les bras des malades ; si à ces raisons, qui ne sont pas de peu de poids, on ajoute des observations authentiques consacrées dans leurs fastes de la Médecine, par lesquelles il conste que les malades les plus voisins des portes de la mort, en ont été retirés en peu de tems par les médecins qui n’avoient d’autre signe & d’autre indication que le pouls ; si on y joint aussi le témoignage unanime des historiens qui s’accordent à dire qu’un habile médecin chinois, après un examen très-long & très-attentif du pouls, décide sans interroger le malade, la partie qui souffre, l’espece de maladie dont elle est atteinte, annonce quand la tête par exemple sera plus libre, quand il recouvrera l’appétit, & quand l’incommodité cessera ; si enfin on fait réflexion qu’il ne meurt pas plus de monde & peut-être pas autant à la Chine par maladie que dans nos pays : de tous ces faits rapprochés, ne conclura-t-on pas qu’il faut que leurs connoissances sur le pouls soient presque aussi certaines qu’elles sont étendues. J’ai moi-même apperçu plus d’une fois que l’on pouvoit tirer différens signes des différens endroits du poignet où l’on tâtoit le pouls. Les variations qu’on y remarque ne sont pas aussi accidentelles qu’on le pense, de même que les différences qu’on trouve dans le pouls des deux bras, le praticien observateur sait seul l’attention qu’on doit y faire. Il paroît que les Chinois se contredisent lorsqu’ils prétendent qu’on ne doit tâter que le pouls gauche aux hommes, & cependant le pouls droit marque l’état du poumon, de l’estomac & du rein droit ; est ce que ces maladies seroient moins fréquentes dans les hommes, & le contraire arriveroit-t-il aux femmes ? Ils doivent aussi quelquefois tomber dans l’erreur, s’ils ne font pas attention aux dérangemens accidentels qui arrivent dans la situation,

la figure, la grosseur, &c. de l’artere ; il n’en est pas question dans leurs écrits. Leur distinction des pouls en externes & internes est très-importante ; la même observation qui la leur a découverte, l’a montrée à Galien, & l’a faite adopter par d’illustres médecins modernes. Les indications qu’ils en tirent sont tout-à-fait conformes aux regles proposées par les auteurs de la doctrine du pouls par rapport aux crises ; on ne voit pas par l’extrait imparfait que nous avons de leur médecine, qu’ils aient égard aux mouvemens de la nature, mais il est certain qu’ils laissent souvent les malades sans remedes, & qu’en général ils en donnent peu.

Doctrine de M. de Bordeu sur le pouls. Cette doctrine ne comprend encore que l’histoire de diverses modifications du pouls qui précedent & annoncent les crises ; on attend que l’auteur mette la derniere main à cet ouvrage, & qu’il complette cette partie intéressante de la Médecine, par l’exposition des pouls non critiques. Nous ne faisons point difficulté de mettre cette doctrine en général sous le nom de cet illustre patricien françois, plutôt que sous celui du médecin espagnol D. Solano de Lucques, qui passe communément pour en être l’auteur, & qui est effectivement le premier en date ; on en verra les raisons dans la suite de cet article ; & en comparant les ouvrages de ces auteurs, on s’appercevra facilement que tout ce que Solano a publié sur cette matiere se réduit à quelques observations neuves, il est vrai, mais sans suite & détachées, à quelques regles importantes, mais quelquefois inexactes, qu’il ne se doutoit pas même qu’on pût pousser plus loin & généraliser de façon à en former des principes solides également lumineux pour la pratique & la théorie de la Médecine. Il avoit été précédé d’ailleurs par Galien, auquel même il n’est pas toujours supérieur. M. Bordeu a pu profiter, & il l’a fait sans doute de ses idées, de ses principes & de ses observations ; mais il a laissé bien loin derriere lui son modele, il a découvert de nouvelles especes de pouls critiques, ou excréteurs qui étoient absolument inconnus à Solano, il a ajouté à ses observations un grand nombre de faits, corrigé, étendu & confirmé ses principes, & proposé des idées beaucoup plus générales & fécondes, il en a formé un corps de doctrine neuf & précieux à tous les vrais observateurs. Il s’est servi de quelques matériaux laissés épars çà & là par le médecin espagnol, mais il en a élevé un édifice vaste, superbe & solide dont on ne sauroit lui disputer la propriété, manifesto suum, pour me servir des paroles déja citées d’un auteur dont on ne sauroit suspecter ici la partialité. Ainsi la circulation du sang passe sous le nom d’Harvei, quoiqu’il n’en soit pas l’inventeur, & que Casalpin & d’autres l’eussent annoncée avant lui. Tous les médecins ne s’accordent-ils pas à attribuer à Galien la doctrine du pouls, qu’il a empruntée en grande partie d’Hérophile, Archigene, Erasistrate & autres auteurs anciens, & qu’il a moins enrichie par des faits, la seule vraie & utile richesse, que par des raisonnemens diffus, & des divisions arbitraires, clinquant étranger & superflu ? Il est plus naturel que nous en usions de même dans le cas présent à l’égard de M. Bordeu. Du reste, nous rendrons à chacun ce qui lui appartient, payant à tous le tribut d’une juste reconnoissance.

La doctrine des crises suivie avec tant de succès, & si fermement établie par Hippocrate & ses sectateurs, ayant été proscrite de la Médecine par les efforts variés & successifs des chimistes, des méchaniciens & des scholastiques, les signes qui les annonçoient n’étoient ni consultés, ni écoutés. Lorsque cette doctrine fut rappellée sous le nom de stalhianisme, que la nature, qu’on crut être l’ame, eût repris ses droits, les signes qui annonçoient ses mouve-