Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 13.djvu/335

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

successeur Léon, surnommé le philosophe, fut obligé de remettre les choses sur l’ancien pié.

On objecte encore contre le prêt à intérêt, que la loi naturelle ordonne de ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudroit pas qu’on nous fît ; donc elle défend l’usure. La maxime en elle-même est très-véritable, mais son application n’est pas juste. Les abus du prêt à usure, quels qu’ils soient, ne prouvent point que la chose qu’on ne voudroit pas que les autres fissent à notre égard soit mauvaise, à moins qu’on ne montre évidemment que l’abus est inséparable de la nature de cette chose. Si l’on infere que le prêt à intérêt est mauvais en lui-même, de ce que chacun seroit bien aise d’emprunter de l’argent sans intérêt, il faudra poser pour regle générale, que chacun est obligé de procurer aux autres tout ce qui les accommodera, au préjudice de son propre avantage, & du droit qu’il a sur son propre bien, par cette seule raison, qu’il souhaiteroit qu’on en usât ainsi envers lui. Or ce principe se détruiroit lui-même ; car comme il devroit être pour les uns, aussi-bien que pour les autres, celui dont on souhaiteroit d’emprunter de l’argent sans intérêt, diroit, avec raison, que si l’emprunteur étoit à sa place, il ne voudroit pas qu’on le privât de l’usage de son argent, & des risques qu’il court en le prêtant, sans être dédommagé par quelque petit profit, & qu’ainsi, selon sa propre maxime, il ne doit point exiger qu’on lui prête gratuitement. On ne veut pas que le contrat de louage soit contraire à la loi naturelle, mais par le raisonnement qu’on fait contre les autres contrats, il seroit impossible que le contrat à louage fût légitime.

Un homme, par exemple, qui n’a point de maison, souhaiteroit sans doute, de trouver quelqu’un qui lui en fournît une pour rien, autant que celui qui a besoin d’argent voudroit trouver à en emprunter sans intérêt. Et au fond, quelle différence y a-t-il entre le prêt à intérêt & le contrat de louage, si ce n’est que dans le dernier, on stipule une certaine somme pour l’usage d’une chose en espece, qui doit être rendue de même, au lieu que dans l’autre, on stipule quelque chose pour l’usage d’une somme d’argent, que l’on permet au débiteur d’employer comme il voudra, à la charge de nous en rendre une pareille : s’il y avoit quelqu’injustice dans la derniere convention, je trouve qu’il y en auroit encore plus dans la premiere, parce que celui qui exige un salaire pour l’usage de sa maison, par exemple, court beaucoup moins de risque de perdre son bien, pour faire plaisir au locataire, que celui qui prête de l’argent à intérêt ne court risque de perdre le sien, pour faire plaisir au débiteur.

Mais voici le vrai sens de la maxime de l’évangile : J. C. veut que nous tâchions de faire envers les autres ce que la raison nous dit que nous pourrions nous-mêmes exiger des autres sans injustice. Cet excellent précepte est fondé sur ce que la plûpart du tems nous voyons mieux ce qui est juste, lorsqu’il n’y a rien à perdre pour nous ; l’amour propre nous faisant juger différemment de ce qui nous regarde, que de ce qui regarde les autres, car personne ne trouve légeres les injures qu’il a reçues… Ainsi, pour bien juger, il faut se mettre à la place des autres, & tenir pour équitable par rapport à eux ce que nous croirions l’être par rapport à nous-mêmes.

Tel est le véritable usage de cette regle, que les Juifs, avant Notre Seigneur, & surtout les payens, ont donné. Ce précepte suppose toujours les lumieres de la raison, qui, en faisant abstraction de notre intérêt particulier, nous découvrent ce que les hommes naturellement égaux peuvent exiger les uns des autres, selon l’équité naturelle, lorsqu’ils se trouvent dans les mêmes circonstances. Ainsi, il s’en faut bien que l’application dépende ici de tout ce que

chacun peut souhaiter, comme y trouvant son avantage ; mais il resteroit encore à prouver, que le bien de la société humaine demande qu’on prête toujours de l’argent sans intérêt.

Rien de plus aisé que de répondre à toutes les autres objections de ceux qui condamnent absolument le prêt à usure. Le prêt à usage, disent-ils, est gratuit, donc le prêt à usure doit l’être aussi. Mais je dis au contraire, que comme on peut accorder à autrui l’usage d’une chose ou gratuitement, ou moyennant une certaine rente, d’où il résulte ou un contrat de prêt à usage, ou un contrat de louage, rien n’empêche aussi qu’on ne prête de l’argent ou sans intérêt, ou à intérêt. Que si l’on s’opiniâtre à vouloir que tout prêt, proprement ainsi nommé, soit gratuit, il ne s’agira plus que de donner un autre nom au contrat dans lequel un créancier stipule quelqu’intérêt pour l’argent qu’il prête, mais il ne s’ensuivra point de-là que cette sorte de contrat ait par lui-même rien d’illicite.

C’est encore vainement qu’on objecte que la monnoie étant de sa nature une chose stérile, & qui ne sert de rien aux besoins de la vie, comme font, par exemple, les habits, les bâtimens, les bêtes de somme ; on ne doit rien exiger pour l’usage d’un argent prêté : je réponds à cette objection, que quoiqu’une piece de monnoie n’en produise pas par elle-même physiquement une autre semblable, néanmoins depuis que l’on a attaché à la monnoie un prix éminent, l’industrie humaine rend l’argent très-fécond, puisqu’il sert à acquérir bien des choses qui produisent ou des fruits naturels, ou des fruits civils ; & c’est au rang de ce dernier qu’il faut mettre les intérêts qu’un débiteur paye à son créancier.

On replique, qu’à la vérité le débiteur trouve moyen de faire valoir l’argent qu’il a reçu, mais que c’est son industrie qui le rend fertile entre ses mains, d’où l’on conclut qu’il doit seul en profiter ; mais l’industrie n’est pas la seule cause du profit qui revient de l’argent. Comme l’argent sans industrie n’apporteroit point de profit, l’industrie sans argent n’en produiroit pas davantage. Il est donc juste d’imputer une partie de ce profit à l’argent, & une autre à l’industrie de celui qui le fait valoir : c’est ce que l’on voit dans quelques contrats de louage. Un champ ne rapporte rien s’il n’est cultivé. Des outils qu’on loue à un artisan ne feront rien, non-seulement s’il ne s’en sert, mais encore s’il ne sait l’art de s’en servir. Tout cela pourtant n’empêche pas qu’on ne puisse se faire payer & les fruits de ce champ, & l’usage de ces outils. Pourquoi donc ne seroit-il pas permis d’en user de même à l’égard de l’argent, & d’autres choses semblables ?

Après avoir résolu toutes les objections, il s’agit de conclure ; mais pour ne rien obmettre, je dois encore observer qu’en fait d’usure, c’est-à-dire, d’intérêt légitime d’argent prêté, il ne faut jamais perdre de vue ce que demande la justice proprement dite, & ce que demande l’humanité ou la charité. Selon les régles de la justice, d’où dépend le droit que chacun a sur son propre bien, il est libre à chacun d’en accorder, ou d’en refuser l’usage à autrui, & de ne l’accorder qu’à telles conditions que bon lui semble. Enfin, lors même qu’il est obligé de l’accorder d’une certaine maniere par quelque motif d’humanité, il n’en demeure pas moins libre d’en gratifier l’un, & de refuser le même service à un autre. Les régles de la charité éclairée le dirigent dans ses préférences.

En un mot, de quelque côté qu’on considere le prêt à intérêt, l’on trouvera qu’il ne renferme rien qui répugne au christianisme, & au droit naturel. Je n’en veux pour preuve que ce raisonnement bien simple, par lequel je finis : celui qui prête de l’argent à un autre, ou y perd en ce que s’il ne l’avoit pas prêté, il