Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 13.djvu/390

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ne faut que de l’avidité, de l’intrigue & de la morgue pour se soutenir & en imposer au public. De ces réflexions, il faut conclure ce qui a déja été observé ci-devant, que soit les tribunaux ordinaires chargés de l’administration de la partie de la justice qui a rapport aux impositions & aux privileges, soit ceux qui par état sont obligés de veiller à la répartition particuliere des impositions & des autres charges publiques, ne peuvent rien faire de plus convenable & de plus utile, que d’être fort circonspects à étendre les privileges, & qu’ils doivent autant qu’il dépend d’eux, les réduire aux termes précis auxquels ils ont été accordés, en attendant que des circonstances plus heureuses permettent à ceux qui sont chargés de cette partie du ministere de les réduire au point unique où ils seroient tous utiles. Cette vérité leur est parfaitement connue ; mais la nécessité de pourvoir à des remboursemens ou des équivalens arrête sur cela leurs desirs, & les besoins publics renaissans à tous momens, souvent les forcent non-seulement à en éloigner l’exécution, mais même à rendre cette exécution plus difficile pour l’avenir. De là aussi est arrivé que la noblesse qui par elle-même est, ou devroit être la récompense la plus honorable dont le souverain pourroit reconnoître des services importans ou des talens supérieurs, a été prodiguée à des milliers de familles dont les auteurs n’ont eu pour se la procurer que la peine d’employer des sommes mêmes souvent assez modiques, à acquérir des charges qui les leur donnoient, & dont l’utilité pour le public étoit nulle, soit par défaut d’objet, soit par défaut de talens. Cet article deviendroit un volume si l’on y recherchoit le nombre & la qualité de ces titres, & les abus de tous ces privileges ; mais on a été forcé à se restraindre à ce qu’il y a sur cette matiere de plus général, de plus connu, & de moins contesté.

Privilege exclusif. On appelle ainsi le droit que le prince accorde à une compagnie, ou à un particulier, de faire un certain commerce, ou de fabriquer & de débiter une certaine sorte de marchandise à l’exclusion de tous autres. Lorsqu’avec les sciences spéculatives, les arts qui en sont la suite naturelle sortirent de l’oubli & du mépris où les troubles publics les avoient ensevelis, il étoit tout simple que les premiers inventeurs ou restaurateurs fussent récompensés du zele & des talens qui les portoient à faire des établissemens utiles au public & à eux-mêmes. Le défaut ou la rareté des lumieres & de l’industrie, obligerent aussi les magistrats à ne confier la fabrication & le débit des choses utiles & sur-tout des nécessaires, qu’à des mains capables de répondre aux desirs des acheteurs. De-là naquirent les privileges exclusifs. Quoiqu’il y ait une fort grande différence entre l’objet d’une fabrique importante & celui d’un métier ordinaire ; entre celui d’une compagnie de commerce, & celui d’un débit en boutique ; que tout le monde sente la disproportion qu’il y a entre des établissemens aussi différens par leur étendue : il faut convenir cependant que la différence toute grande qu’elle est n’est que du plus au moins ; & que s’il y a des points où de différentes sortes de commerce & d’industrie s’éloignent les unes des autres, il y en a aussi où elles se touchent. Elles ont du-moins cela de commun que toutes deux tiennent au bien général de l’état. Or de cette observation il résulte qu’on peut à certains égards les rassembler sous le même point de vûe pour leur prescrire des regles, ou plutôt pour que le gouvernement s’en prescrive sur la façon de les protéger & de les rendre plus utiles. Dans l’origine on regarda comme un moyen d’y parvenir, d’accorder à des compagnies en état d’en faire les avances, & d’en supporter les risques, des privileges exclusifs, pour faire certains commerces avec l’étranger qui exigeoient un appareil auquel de simples par-

ticuliers ne pouvoient subvenir par leurs propres

forces ; on peut aussi considérer comme des privileges exclusifs les maîtrises qui furent établies pour les métiers les plus ordinaires, & qui ne s’acquéroient & ne s’acquierent encore dans les villes qu’après avoir fait par des apprentissages des preuves de connoissance & de capacité. On donna à ces différens corps des réglemens qui tendoient tous à n’y laisser admettre qu’à de certaines conditions, & qui en excluoient tous ceux qui ne pouvoient pas ou ne vouloient pas s’y soumettre. Les métiers les plus bas & les plus faciles furent englobés dans le système général, & personne ne put vendre du pain & des souliers qui ne fût maître boulanger & maître cordonnier. Le gouvernement regarda bien-tôt comme des privileges les réglemens qui accordoient ces droits exclusifs, & en tira parti pour subvenir dans les occasions aux besoins de l’état. On fit aux changemens de regne payer à ces corps des droits de confirmation de privilege, on y créa des charges, on obligea les corps à les payer ; & pour qu’ils pussent y subvenir, on leur permit de faire des emprunts qui lierent encore plus étroitement ces corps au gouvernement, qui les autorisa d’autant plus à faire valoir leurs droits exclusifs, à n’admettre de nouveaux maîtres qu’en payant des droits d’entrée & frais de réception, & à renchérir d’autant le prix de l’industrie & des marchandises qu’ils débitoient. Ainsi ce qui dans son origine avoit été établi pour de simples vûes d’utilité, devint un abus. Tout homme qui sans tant de façon & de frais auroit pû gagner sa vie en exerçant par-tout indifféremment un métier qu’il pouvoit apprendre facilement, n’eut plus la liberté de le faire ; & comme ces établissemens de corps & métier sont faits dans les villes où l’on n’est pas communément élevé à la culture de la terre, ceux qui ne pouvoient y exercer des métiers furent obligés de s’engager dans les troupes, ou, ce qui est encore pis, d’augmenter ce nombre prodigieux de valets qui sont la partie des citoyens la plus inutile & la plus à charge à l’état. Le public de sa part y perdit le renchérissement des marchandises & de la main-d’œuvre. On fut obligé d’acheter 3 livres 10 sols une paire de souliers faits par un maître, qu’on auroit payée bien moins en la prenant d’un ouvrier qui n’y auroit mis que du cuir & sa façon. Lorsque les connoissances, l’industrie & les besoins, se sont étendus, on a senti tous ces inconvéniens, & on y a remédié autant que la situation des affaires publiques a pû le permettre. On a restreint les privileges exclusifs pour les compagnies de commerce aux objets qui étoient d’une trop grande conséquence, qui exigeoient des établissemens trop dispendieux même pour des particuliers réunis en associations, & qui tenoient de trop près aux vûes politiques du gouvernement pour être confiés indifferemment aux premiers venus. On a suivi à-peu-près les mêmes vûes pour l’établissement des nouvelles manufactures. On s’est refusé aux demandes qui ont été faites fort souvent sous prétexte de nouvelles idées ou qui n’avoient rien de trop recherché, ou qui avoient des objets qui pouvoient être suppléés d’autre maniere ; & on s’est contenté d’accorder protection aux établissemens qui pouvoient le mériter par leur singularité & leur utilité. Il seroit fort à souhaiter que des vûes aussi sages pussent s’étendre aux objets subalternes ; que tout homme qui a de l’industrie, du génie ou du talent, pût en faire librement usage, & ne fût pas assujetti à des formalités & des frais qui ne concourent pour rien au bien public. Si un ouvrier essaie, sans être assez instruit, à faire une piece de toile ou de drap, & qu’il la fasse mal ; outre que le maître en feroit tout autant, il la vendra moins, mais enfin il la vendra, & il n’aura pas perdu entierement sa matiere & son tems, il apprendra par de