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quelle vérité, quel choix d’expression ne doit-il pas mettre dans ses ouvrages ?

On doit donc exiger d’un sculpteur non-seulement l’intérêt qui résulte du tout ensemble, mais encore celui de chacune des parties de cet ensemble ; l’ouvrage du sculpteur n’étant le plus souvent composé que d’une seule figure, dans laquelle il ne lui est pas possible de réunir les différentes causes qui produisent l’intérêt dans un tableau. La Peinture, indépendamment de la variété des couleurs, intéresse par les différens grouppes, les attributs, les ornemens, les expressions de plusieurs personnages qui concourent au sujet. Elle intéresse par les fonds, par le lieu de la scene, par l’effet général : en un mot elle impose par la totalité. Mais le sculpteur n’a le plus souvent qu’un mot à dire ; il faut que ce mot soit sublime. C’est par-là qu’il fera mouvoir les ressorts de l’ame, à-proportion qu’elle sera sensible, & que le sculpteur aura approché du but.

Ce n’est pas que de très-habiles sculpteurs n’aient emprunté les secours dont la Peinture tire avantage par le coloris : Rome & Paris en fournissent des exemples. Sans doute que des matériaux de diverses couleurs employés avec intelligence, produiroient quelques effets pittoresques ; mais distribués sans harmonie, cet assemblage rend la Sculpture désagréable, & même choquante. Le brillant de la dorure, la rencontre brusque des couleurs discordantes de différens marbres, éblouira l’œil d’une populace toujours subjuguée par le clinquant ; & l’homme de goût sera révolté. Le plus certain seroit de n’employer l’or, le bronze, & les différens marbres, qu’à titre de décoration, & ne pas ôter à la sculpture proprement dite son vrai caractere, pour ne lui en donner qu’un faux, ou pour le moins toujours équivoque. Ainsi, en demeurant dans les bornes qui lui sont prescrites, la sculpture ne perdra aucun de ses avantages, ce qui lui arriveroit certainement si elle vouloit employer tous ceux de la peinture. Chacun de ces arts a ses moyens d’imitation ; la couleur n’en est point un pour la sculpture.

Mais si ce moyen qui appartient proprement à la peinture, est pour elle un avantage, combien de difficultés n’a-t-elle pas qui sont entierement étrangeres à la sculpture ? Cette facilité de produire l’illusion par le coloris, est elle-même une très-grande difficulté ; la rareté de ce talent ne le prouve que trop. Autant d’objets que le peintre a de plus que le sculpteur à représenter, autant d’études particulieres. L’imitation vraie des ciels, des eaux, des paysages, des différens instans du jour, des effets variés de la lumiere, & la loi de n’éclairer un tableau que par le seul soleil, exigent des connoissances & des travaux nécessaires au peintre, dont le sculpteur est entierement dispensé. Ce ne seroit pas connoître ces deux arts, si on ôtoit leurs rapports. Ce seroit une erreur, si on donnoit quelque préférence à l’un aux dépens de l’autre, à cause de leurs difficultés particulieres.

La peinture est encore agréable, même lorsqu’elle est dépourvue de l’enthousiasme & du génie qui la caractérise ; mais sans l’appui de ces deux bases, les productions de la sculpture sont insipides. Que le génie les inspire également, rien n’empêchera qu’elles ne soient dans la plus intime union, malgré les différences qu’il y a dans quelques-unes de leurs marches ; si ces arts ne sont pas semblables en tout, il y a toujours la ressemblance de famille.

Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen, qualem decet esse sororum.

Ovid. Met. l. II.

Appuyons donc là-dessus : c’est l’intérèt des arts. Appuyons-y encore, pour éclairer ceux qui en jugent, sans en connoitre les principes : ce qui arrive

assez souvent même à des esprits du premier ordre.

Si par une erreur, dont on voit heureusement peu d’exemples, un sculpteur alloit prendre pour de l’enthousiasme & du génie, cette fougue déraisonnée qui emportoit le Boromini, qu’il soit persuadé que de pareils écarts, bien loin d’embellir les-objets, les éloignent du vrai, & ne servent qu’à représenter les désordres de l’imagination. Quoique cet artiste ne fût pas sculpteur, il peut être cité comme un exemple dangereux, parce que le même esprit qui conduit l’architecte, conduit aussi le peintre & le sculpteur. L’artiste dont les moyens sont simples, est à découvert ; il s’expose à être jugé d’autant plus aisément, qu’il n’emploie aucun vain prestige pour échapper à l’examen, & souvent masquer ainsi sa non-valeur. N’appellons donc point beautés dans quelque ouvrage que ce soit, ce qui ne feroit qu’éblouir les yeux, & tendroit à corrompre le goût. Ce gout si vanté avec raison dans les productions de l’esprit humain, n’est que le résultat de ce qu’opere le bon sens sur nos idées : trop vives, il sait les réduire, leur donner un frein : trop languissantes, il sait les animer. C’est à cet heureux tempérament que la sculpture, ainsi que tous les arts inventés pour plaire, doit ses vraies beautés, les seules durables.

Comme la sculpture comporte la plus rigide exactitude, un dessein négligé y seroit moins supportable que dans la peinture. Ce n’est pas à dire que Raphael & le Dominiquain n’aient été de très-corrects & savans dessinateurs, & que tous les grands peintres ne regardent cette partie comme essentielle à l’art ; mais à la rigueur, un tableau où elle ne domineroit pas, pourroit intéresser par d’autres beautés. La preuve en est dans quelques femmes peintes par Rubens, qui malgré le caractere flamand & incorrect, séduiront toujours par le charme du coloris. Exécutez-les en sculpture sur le même caractere du dessein, le charme sera considérablement diminué, s’il n’est entierement détruit. L’essai seroit bien pire sur quelques figures de Rimbrand.

Pourquoi est-il encore moins permis au sculpteur qu’au peintre de négliger quelques-unes des parties de son art ? Cela tient peut-être à trois considérations : au tems que l’artiste donne à son ouvrage ; nous ne pouvons supporter qu’un homme ait employé de longues années à faire une chose commune : au prix de la matiere employée : quelle comparaison d’un morceau de toile à un bloc de marbre ! à la durée de l’ouvrage, tout ce qui est autour du marbre s’anéantit ; mais le marbre reste. Brisées même, ses pieces portent encore aux siecles à venir de quoi louer ou blâmer.

Après avoir indiqué l’objet & le caractere général de la sculpture, on doit la considérer encore comme soumise à des lois particulieres qui doivent être connues de l’artiste, pour ne pas les enfreindre, ni les étendre au-delà de leurs limites.

Ce seroit trop étendre ces lois, si on disoit que la sculpture ne peut se livrer à l’essor dans ses compositions, par la contrainte où elle est de se soumettre aux dimensions d’un bloc de marbre. Il ne faut que voir le Gladiateur & l’Atalante : ces figures grecques prouvent assez que le marbre obéit, quand le sculpteur sait lui commander.

Mais cette liberté que le sculpteur a, pour ainsi dire, de faire croître le marbre, ne doit pas aller jusqu’à embarrasser les formes extérieures de ses figures par des détails excédens & contraires à l’action & au mouvement représenté. Il faut que l’ouvrage se détachant sur un fond d’air, ou d’arbre, ou d’architecture, s’annonce sans équivoque, du plus loin qu’il pourra se distinguer. Les lumieres & les ombres largement distribuées concourront aussi à déterminer les principales formes & l’effet général. A