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qui se fit par l’ordre d’Aurélien, au mois de Décembre de l’an 270 de J. C. parce que le récit en est extrêmement circonstancié dans Vopiscus.

Les Marcomans ayant traversé le Danube, & forcé les passages des Alpes, étoient entrés dans l’Italie, ravageoient les pays situés au nord du Pô, & menaçoient même la ville de Rome, dont un mouvement mal-entendu de l’armée romaine, leur avoit ouvert le chemin. A la vue du péril où se trouvoit l’empire, Aurélien naturellement superstitieux, écrivit aux pontifes, pour leur ordonner de consulter les livres sibyllins. Il falloit pour la forme un decret du sénat ; ainsi le préteur proposa dans l’assemblée le réquisitoire des pontifes, & rendit compte de la lettre du prince. Vopiscus nous donne un précis de la délibération, qu’il commence en ces termes : prætor urbanus dixi, referimus ad vos, patres conscripti, pontificum suggestionem, & principis litteras quibus jubetur ut inspiciantur fatales libri, &c. Le decret du sénat rapporté ensuite, ordonne aux pontifes sibyllins de se purifier, de se revêtir des habits sacrés, de monter au temple, d’en renouveller les branches de laurier, d’ouvrir les livres avec des mains sanctifiées, d’y chercher la destinée de l’empire, & d’exécuter ce que ces livres ordonneront. Voici les termes dans lesquels Vopiscus rapporte l’exécution du decret : itum est ad templum, inspecti libri, proditi versus, lustrata urbs, cantata carmina, amburbium celebratum, ambarvalia promissa, atque ità solemnitas quæ jubebatur expleta est.

La lettre de l’empereur aux pontifes, qu’il appelle patres sancti, finit par des offres de contribuer aux frais des sacrifices, & de fournir les victimes que les dieux demanderont, même s’il le faut des captifs de toutes les nations, cujuslibet gentis captivos, quælibet animalia regta. Cette offre montre que, malgré les édits des empereurs, on croyoit, comme je l’ai dit, les sacrifices humains permis dans les occasions extraordinaires, & qu’Aurélien ne pensoit pas que les dieux se contenteroient de cantiques & de processions.

Sa lettre aux pontifes commence d’une façon singuliere, il marque qu’il est surpris qu’on balance si long-tems à consulter les livres sibyllins. Il semble, ajoute-t-il, que vous ayez cru délibérer dans une église de chrétiens, & non dans le temple de tous les dieux : perindè quasi in chri stianorum ecclesiâ, non in templo deorum omnium tractaretis. Ce qui augmente la singularité & l’expression de l’empereur, c’est qu’il est prouvé par les ouvrages de S. Justin, de Théophile d’Antioche, de Clément d’Alexandrie, & d’Origene, que depuis près de six vingt ans, les chrétiens citoient, au tems d’Aurélien, les ouvrages de la sibylle, & que quelques-uns d’entr’eux la traitoient de prophétesse.

Les livres sibyllins ne furent point ôtés du temple d’Apollon Palatin par les premiers empereurs chrétiens. Ils y étoient encore au tems Julien qui les fit consulter en 363 sur son expédition contre les Perses ; mais au mois de Mars de cette année, le feu ayant consumé le temple d’Apollon, on eut beaucoup de peine à sauver ces livres, qu’on plaça sans doute dans quelqu’autre lieu religieux : car Claudien nous apprend qu’on les consulta quarante ans après sous Honorius, lors de la premiere invasion de l’Italie, par Alaric en 403. Ce poëte parle encore de ces vers dans son poëme sur le second consulat de Stilicon en 405.

Il faut conclure de-là, que si, comme le dit Rutilius Numatianus, Stilicon fit jetter ces livres au feu, ce fut au plutôt dans les années 406, ou 407. Au reste, comme ce poëte, zélateur ardent de l’ancienne religion, accuse en même tems Stilicon d’avoir appellé les barbares, & d’avoir détruit les vers sibyl-

lins, dans la vue de causer la ruine de l’empire, en lui enlevant le gage de sa durée éternelle ; peut-être la seconde de ces deux accusations n’est-elle pas mieux fondée que la premiere.

Après avoir donné cette espece d’histoire des livres sibyllins, qui renferme tout ce qu’on en sait d’assuré, je dois ajouter quelques remarques sur ce qu’ils contenoient. Ce que Tite-Live & Denis d’Halicarnasse nous racontent touchant les diverses consultations qu’on en faisoit, donne lieu de penser, qu’on ne publioit point le texte même des prédictions, mais seulement la substance de ce qu’on prétendoit y avoir trouvé ; c’est-à-dire, le détail des nouvelles pratiques religieuses ordonnées par la sibylle pour appaiser les dieux. Comme il ne nous reste aucun des historiens antérieurs à la perte du premier recueil des vers sibyllins, il faut nous contenter de ce qu’en disent Denis & Tite-Live ; & nous devons même regarder comme supposé le long fragment des vers sibyllins, rapporté par Zozime, à l’occasion des jeux séculaires.

Ces vers qui devoient être tirés de l’ancien recueil, ne sont point dans la forme acrostiche ; ils contiennent le nom de Rome, du Tibre, de l’Italie, &c. & prescrivent les cérémonies qui devoient accompagner les jeux séculaires dans un détail qui démontre la supposition.

Le second recueil compilé sous Sylla, nous est un peu mieux connu, & je vais rapporter ce que les anciens nous en apprennent. 1°. Varron cité par Lactance, assure que ce recueil contenoit d’abord mille vers au plus ; & comme Auguste ordonna une seconde révision, qui en fit encore rejetter quelques-uns, ce nombre fut probablement diminué.

2°. Ce que disoit Varron cité par Denis d’Halicarnasse, qu’on avoit regardé comme supposés tous les vers qui interrompoient la suite des acrostiches, montre que cette forme regnoit d’un bout à l’autre de l’ouvrage.

3°. Cicéron nous explique en quoi consistoit cette forme. Le recueil étoit partagé en diverses sections, & dans chacune, les lettres qui formoient le premier vers, se trouvoient répétés dans le même ordre au commencement des vers suivans ; ensorte que l’assemblage de ces lettres initiales devenoit aussi la répétition du premier vers de la section : acrostichus dicitur, cùm deinceps ex primis versûs litteris aliquid connectitur…… In sibyllinis ex primo versu cujusque sententiæ primis litteris illius sententiæ carmen omne proetextitur.

4°. Les prédictions contenues dans ce recueil étoient toutes conçues en termes vagues & généraux, sans aucune désignation de tems ou de lieu ; ensorte, dit Cicéron, qu’au moyen de l’obscurité dans laquelle l’auteur s’est habilement enveloppé, on peut appliquer la même prédiction à des événemens différens : Callide, qui illa composuit, perfecit ut, quodcumque accidisset, proedictum videretur, hominum & temporum definitione sublatâ. Adhibuit etiam latebram obscuritatis ut iidem versus alias in aliam rem posse accommodari viderentur.

Dans le dialogue où Plutarque recherche pourquoi la Pythie ne répondoit plus en vers, Boéthius, un des interlocuteurs qui attaque vivement le surnaturel des oracles, observe dans les prédictions de Musée, de Bacis & de la Sibylle, les mêmes défauts que Cicéron avoit reprochés aux vers sibyllins. Ces auteurs de prédictions, dit Boéthius, ayant mêlé au hasard des mots & des phrases qui conviennent à des événemens de toute espece, les ont, pour ainsi dire, versés dans la mer d’un tems indéterminé : ainsi lors même que l’événement semble vérifier leurs prophéties, elles ne cessent pas d’être fausses, parce que c’est au hasard seul qu’elles doivent leur accomplissement.