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elle, dit Bacon, qui a forgé ces idoles du vulgaire, les génies invisibles, les jours de bonheur ou de malheur, les traits invincibles de l’amour & de la haine. Elle accable l’esprit, principalement dans la maladie ou dans l’adversité ; elle change la bonne discipline, & les coutumes vénérables en momeries & en cérémonies superficielles. Dès qu’elle a jetté de profondes racines dans quelque religion que ce soit, bonne ou mauvaise, elle est capable d’éteindre les lumieres naturelles, & de troubler les têtes les plus saines. Enfin, c’est le plus terrible fléau de l’humanité. L’athéisme même (c’est tout dire) ne détruit point cependant les sentimens naturels, ne porte aucune atteinte aux lois, ni aux mœurs du peuple ; mais la superstition est un tyran despotique qui fait tout céder à ses chimères. Ses préjugés sont supérieurs à tous les autres préjugés. Un athée est interessé à la tranquillité publique, par l’amour de son propre repos ; mais la superstition fanatique, née du trouble de l’imagination, renverse les empires. Voyez comme l’auteur de la Henriade peint les tristes effets de cette démence.

Lorsqu’un mortel atrabilaire,
Nourri de superstition
A par cette affreuse chimère,
Corrompu sa religion,
Son ame alors est endurcie,
Sa raison s’enfuit obscurcie,
Rien n’a plus sur lui de pouvoir,
Sa justice est folle & cruelle,
Il est dénaturé par zele,
Et sacrilége par devoir.

L’ignorance & la barbarie introduisent la superstition, l’hypocrisie l’entretient de vaines cérémonies, le faux zele la répand, & l’intérêt la perpétue.

La main du monarque ne sauroit trop enchaîner le monstre de superstition, & c’est de ce monstre, bien plus que de l’irreligion (toujours inexcusable) que le trône doit craindre pour son autorité, & la partie pour son bonheur.

La superstition mise en action, constitue proprement le fanatisme, voyez Fanatisme ; c’est un des beaux & des bons articles de l’Encyclopédie. (D. J.)

SUPIN, s. m. terme de Grammaire. Le mot latin supinus signifie proprement couché sur le dos ; c’est l’état d’une personne qui ne fait rien, qui ne se mêle de rien. Sur quel fondement a-t-on donné ce nom à certaines formes de verbes latins, comme amatum, monitum, rectum, auditum, &c ? Sans entrer dans une discussion inutile des différentes opinions des grammairiens anciens & modernes sur cette quesstion, je vais proposer la mienne, qui n’aura peut-être pas plus de solidité, mais qui me paroît du moins plus vraissemblable.

Les verbes appellés neutres par le commun des grammairiens, comme sum, existo, fio, sto, &c. Diomedes dit, au rapport de Vossius, (Anal. III. 2.) que le nom de supins leur fut donné par les anciens, quod nempè velut otiosa resupinaque dormiant, nec actionem, nec passionem significantia. Si les anciens ont adopté dans ce sens le terme de supin, comme pouvant devenir propre au langage grammatical ; c’est assurément dans le même sens qu’il a été donné à la partie des verbes qui l’a retenue jusqu’à présent, & c’est avec beaucoup de justice qu’il en est aujourd’hui la dénomination exclusive. Qu’il me soit permis, pour le prouver, de faire ici une petite observation métaphysique.

Quand une puissance agit, il faut distinguer l’action, l’acte & la passion. L’acte est l’effet qui résulte de l’opération de la puissance, (res acta), mais considéré en soi, & sans aucun rapport à la puissance qui l’a produit, ni au sujet sur qui est tombée l’opération ;

c’est l’effet vû dans l’abstraction la plus complete. L’action, c’est l’opération même de la puissance ; c’est le mouvement physique ou moral, qu’elle se donne pour produire l’effet, mais sans aucun rapport au sujet sur qui peut tomber l’opération. La passion enfin, c’est l’impression produite par l’acte, dans le sujet sur qui est tombée l’opération. Ainsi, l’acte tient en quelque maniere le milieu, entre l’action & la passion ; il est l’effet immédiat de l’action, & la cause immédiate de la passion ; il n’est ni l’action, ni la passion. Qui dit action, suppose une puissance qui opere ; qui dit passion, suppose un sujet qui reçoit une impression ; mais qui dit acte, fait abstraction, & de la puissance active & du sujet passif.

Or, voilà justement ce qui distingue le supin des verbes : amare (aimer) exprime l’action ; amari (être aimé) exprime la passion ; amatum (aimé) exprime l’acte.

De-là vient, 1°. que le supin amatum peut être mis à la place du prétérit de l’infinitif, & qu’il a essentiellement le sens prétérit, dès qu’on le met à la place de l’action. Dictum est, l’acte de dire est, & par conséquent l’action de dire a été, parce que l’action est nécessairement antérieure à l’acte, comme la cause à l’effet ; ainsi dictum est a le même sens que dicere fuit ou dixisse est pourroient avoir, si l’usage les avoit autorisés.

De-là vient, 2°. que le prétérit du participe passif en françois, en italien, en espagnol & en allemand, ne differe du supin, qu’en ce que le participe est déclinable, & que le supin ne l’est pas : supin indéclinable ; loué, fr. lodato, ital. alabado, esp. gelobett, all. Prétérit du participe passif, déclinable ; loué, ée, fr. lodato, ta, ital. alabado, da, esp. gelober, te, tes, all. & il y a encore à remarquer que le supin & le participe, dans la langue allemande, ont tous deux la particule prépositive ge qui est le signe de l’antériorité, & qui ne se trouve que dans ces deux parties du verbe loben (louer) ; ce qui confirme grandement mes observations précédentes.

De-là vient, 3°. que le supin n’exprimant ni action, ni passion, a pu servir en latin à produire des formes actives & passives, comme il a plû à l’usage, parce que la diversité des terminaisons sert à marquer celle des idées accessoires qui sont ajoutées à l’idée fondamentale de l’acte énoncé par le supin : ainsi le futur du participe actif, amaturus, a, um, & le prétérit du participe passif, amatus, a, um, sont également dérivés du supin.

Je ne m’étendrai pas davantage ici sur la nature du supin, ni sur la réalité de son existence dans notre langue & dans celles qui ont des procédés pareils à la nôtre, voyez Participe, art. II. Mais j’ajouterai seulement quelques remarques, qui sont des suites nécessaires de la nature même de la chose.

1°. Le supin est veritablement verbe, & fait une partie essentielle de la conjugaison, puisqu’il conserve l’idée différencielle de la nature du verbe, celle de l’existence sous un attribut, qui est marquée dans le supin par le rapport d’antériorité qui le met dans la classe des prétérits. Voyez Verbe, Prétérit & Temps.

2°. Le supin est véritablement nom, puisqu’il peut être sujet d’un autre verbe, comme les noms ou complément objectif d’un verbe relatif, ou complément d’une préposition. Itum est, itum erat, itum erit ; le supin est ici le sujet du verbe substantif, & conséquemment au nominatif ; c’est la même chose dans cette phrase de Tite-Live, vij. 8. Diù non perlitatum tenuerat dictatorem, littéralement, n’avoir pas fait pendant long-tems de sacrifices agréables aux dieux avoit retenu le dictateur, car perlitare signifie faire des sacrifices agréables aux dieux, des sacrifices heureux & de bon augure ; c’est-à-dire ce qui avoit retenu le dictateur,