Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 15.djvu/821

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jusqu’au sensorium commune, excite l’idée de chaud, de froid, de tiede, d’humide, de sec, de mol, de dur, de poli, de raboteux, de figuré, d’un corps mû ou en repos, proche ou éloigné. L’idée de chatouillement, de démangeaison, & le plaisir naissent d’un ébranlement leger ; la douleur d’un tiraillement, d’un déchirement des houppes.

L’objet du toucher est donc de tout corps qui a assez de consistance & de solidité pour ébranler la surface de notre peau ; & alors le sens qui en procede nous découvre les qualités de ce corps, c’est-à-dire sa figure, sa dureté, sa mollesse, son mouvement, sa distance, le chaud, le froid, le tiede, le sec, l’humide, le fluide, le solide, &c.

Ce sens distingue avec facilité le mouvement des corps, parce que ce mouvement n’est qu’un changement de surface, & c’est par cette raison qu’il s’apperçoit du poli, du raboteux, & autres degrés d’inégalité des corps.

Il juge aussi de leur distance ; bonne & belle observation de Descartes ! Ce philosophe parle d’un aveugle, ou de quelqu’un mis dans un lieu fort obscur, qui distinguoit les corps proches ou éloignés, pourvu qu’il eût les mains armées de deux bâtons en croix, dont les pointes répondissent au corps qu’on lui présentoit.

L’homme est né ce semble, avec quelque espece de trigonométrie. On peut regarder le corps de cet aveugle, comme la base du triangle, les bâtons comme les côtés, & son esprit, comme pouvant conclure du grand angle du sommet, à la proximité du corps ; & de son éloignement, par la petitesse du même angle. Cela n’est pas surprenant aux yeux de ces géometres, qui maniant la sublime géométrie avec une extrème facilité, savent mesurer les efforts des sauts, la force de l’action des muscles, les degrés de la voix, & les tacts des instrumens de musique.

Enfin le sens du toucher discerne parfaitement le chaud, le froid & le tiede. Nous appellons tiede, ce qui n’a pas plus de chaleur que le corps humain, réservant le nom de chaud & de froid, à ce qui est plus ou moins chaud que lui.

Quoique tout le corps humain sente la chaleur, ce sentiment se fait mieux par-tout où il y a plus de houppes & de nerfs, comme à la pointe de la langue & des doigts.

La sensation du chaud ou de la chaleur est une sorte d’ébranlement léger des parties nerveuses, & un épanouissement de nos solides & de nos fluides, produit par l’action modérée d’une médiocre quantité de la matiere, qui compose le feu ou le principe de la chaleur, soit naturelle, soit artificielle. Quand cette matiere est en plus grande quantité, ou plus agitée ; alors au lieu d’épanouir nos solides & nos liqueurs, elle les brise, les dissout, & cette action violente fait la brûlure.

La sensation du froid au contraire, est une espece de resserrement dans les mamelons nerveux, & en général dans tous nos solides, & une condensation ou défaut de mouvement dans nos fluides, causé ou par l’attouchement d’un corps froid, ou par quelqu’autre accident qui supprime le mouvement de notre propre feu naturel. On conçoit que nos fluides étant fixés ou ralentis par quelqu’une de ces deux causes, les mamelons nerveux doivent se resserrer ; & c’est ce resserrement, qui est le principe de tous les effets du froid sur le corps humain.

Le sens du toucher nous donne aussi les sensations differentes du fluide & du solide. Un fluide differe d’un solide, parce qu’il n’a aucune partie assez grosse pour que nous puissions la saisir & la toucher, par différens côtés à la fois ; c’est ce qui fait que les fluides sont liquides ; les particules qui le composent ne peuvent être touchées par les particules voisines, que

dans un point, ou dans un si petit nombre de points, qu’aucune partie ne peut avoir d’adhérence avec une autre partie. Les corps solides réduits en poudre, mais impalpable, ne perdent pas absolument leur solidité, parce que les parties se touchant de plusieurs côtés, conservent de l’adhérence entr’elles. Aussi peut-on en faire des petites masses, & les serrer pour en palper une plus grande quantité à-la-fois. Or par le tact on discerne parfaitement les especes qu’on peut réunir, serrer, manier d’avec les autres ; ainsi le tact distingue par ce moyen les solides des fluides, la glace de l’eau.

Mais ce n’est pas tout-d’un-coup qu’on parvient à ce discernement. Le sens du toucher ne se développe qu’insensiblement, & par des habitudes réitérées. Nous apprenons à toucher, comme nous apprenons à voir, à entendre, à goûter. D’abord nous cherchons à toucher tout ce que nous voyons ; nous voulons toucher le soleil ; nous étendons nos bras pour embrasser l’horison ; nous ne trouvons que le vuide des airs. Peu-à-peu nos yeux guident nos mains ; & après une infinité d’épreuves, nous acquérons la connoissance des qualités des corps, c’est-à-dire, la connoissance de leur figure, de leur dureté, de leur mollesse, &c.

Enfin le sens du toucher peut faire quelquefois, pour ainsi dire, la fonction des yeux, en jugeant des distances, & réparant à cet égard en quelque façon chez des aveugles, la perte de leur vue. Mais il ne faut pas s’imaginer que l’art du toucher s’étende jusqu’au discernement des couleurs, comme on le rapporte dans la république des lettres (Juin 1685) d’un certain organiste hollandois ; & comme Bartholin dans les acta medica Hafniensia, anno 1675, le raconte d’un autre artisan aveugle, qui, dit-il, discernoit toutes les couleurs au seul tact. On lit encore dans Aldrovandi, qu’un nommé Ganibasius, natif de Volterre & bon sculpteur, étant devenu aveugle à l’âge de 20 ans, s’avisa, après un repos de 10 années, d’essayer ce qu’il pourroit produire dans son art, & qu’il fit à Rome une statue de plâtre qui ressembloit parfaitement à Urbain VIII. Mais il n’est pas possible à un aveugle, quelque vive que soit son imagination, quelque délicat qu’il ait le tact, quelque soin qu’il se donne à sentir avec ses doigts les inégalités d’un visage, de se former une idée juste de la figure de l’objet, & d’exécuter ensuite la ressemblance de l’original.

Après avoir établi quel est l’organe du toucher, la texture de cet organe, son méchanisme, l’objet de ce sens, son étendue, & ses bornes, il nous sera facile d’expliquer les faits suivans.

1o. Pourquoi l’action du toucher est douloureuse, quand l’épiderme est ratissée, macérée ou brûlée : c’est ce qu’on éprouve après la chûte des ongles, après celle de l’épiderme causée par des fievres ardentes, par la brûlure, & dans le gerse des levres, dont est enlevé l’épithélion, suivant l’expression de Ruysch. Tout cela doit arriver, parce qu’alors les nerfs étant trop à découvert, & par conséquent trop sensibles, le tact se fait avec trop de force. Il paroît que la nature a voulu parer à cet inconvénient, en mettant une tunique sur tous les organes de nos sensations.

2o. Pourquoi le tact est-il détruit, lorsque l’épiderme s’épaissit, se durcit, devient calleuse, ou est deshonorée par des cicatrices, &c ? Par la raison que le toucher se fait mal quand on est ganté. Les cals font ici l’obstacle des gants : ce sont des lames, des couches, des feuillets de la peau, plusieurs fois appliqués les uns sur les autres par une violente compression, qui empêche l’impression des mamelons nerveux ; & ces cals se ferment sur-tout dans les parties où la peau est épaisse, & serrée comme au creux de