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l’on distribuoit un prix à la femme qui l’emportoit sur ses rivales. Cet usage duroit encore du tems d’Athénée. On pouvoit pardonner cette émulation aux femmes ; mais il est fort étrange que les hommes aient aussi disputé ce prix ; c’est pourtant ce qui se pratiquoit à Elée, au rapport de Théophraste.

Je ne dirai rien de la singularité des écrevisses de Ténédos, dont l’écaille représentoit une hache ; c’est un vrai conte de Plutarque qu’il faut joindre à beaucoup d’autres qu’on lit dans ses ouvrages. Suidas, qui a copié cet auteur, dit qu’on trouvoit ces sortes d’écrevisses dans un lieu près de Ténédos, & que l’on appelloit Ἀστέριον ; sur quoi Hesychius prétend que les premiers Ténédiens ont été nommés Ἀστέριοι.

Quoique les habitans de Ténédos ne se trouvant pas assez forts pour se maintenir dans l’indépendance, se soient soumis à la ville d’Alexandrie située dans la Troade ; ils étoient cependant riches du tems de Cicéron, à ce qu’il paroît par ses harangues contre Verrès. Il mande à son frere qu’on jugea trop à la rigneur l’affaire qu’ils eurent à Rome touchant leurs immunités. Tenediorum igitur libertas securi Tenediâ præcisa est, quum eos præter me & Bibulum, & Calidium, & Favonium, nemo defenderet. L’expression Tenedia securis, la hache de Ténédos, est une expression bien heureuse, comme on le verra tout-à-l’heure.

Remarquons auparavant que l’île de Ténédos étoit particulierement consacrée à Apollon Sminthien. Homere le dit, & Strabon confirme que ce dieu y étoit honoré sous ce nom. Qui croiroit qu’Apollon eût été ainsi surnommé a l’occasion des mulots ? Rien cependant n’est plus vrai. On les a représentés sur les médailles de l’île, & les Crétois, les Troyens, les Eoliens appellent un mulot, σμίνθος. Elian raconte qu’ils faisoient de si grands dégâts dans les champs des Troïens & des Eoliens, que l’on eut recours à l’oracle de Delphes. La réponse porta qu’ils en seroient délivrés, s’ils sacrifioient à Apollon Sminthien. Nous avons deux médailles de Ténédos sur lesquelles les mulots sont représentés ; l’une a la tête radiée d’Apollon avec un mulot, le revers représente la hache à double tranchant ; l’autre médaille est à deux têtes adossées, & deux mulots placés tout au bas du manche. Strabon dit qu’on avoit sculpté un mulot au pié de la statue d’Apollon, qui étoit dans le temple de Chrysa, pour expliquer la raison du surnom de Sminthien qu’on lui avoit donné, & que cet ouvrage étoit de la main de Scopas, fameux sculpteur de Paros.

Mais je ne trouve point extraordinaire que Ténès, fondateur de la ville de Ténédos, ait été honoré comme un autre dieu dans cette île. Ses grandes qualités lui mériterent cet hommage ; sa vie est intéressante. Son pere Cygnus le fit mettre dans un coffre avec sa chere sœur Hémithée, & les abandonna à la merci des flots. Il usa de cette rigueur par trop de crédulité envers sa femme, belle-mere de Ténès. Cette femme s’étoit plainte d’avoir été violée par son beau-fils, & avoit allégué le faux témoignage d’un joueur de flûte. Voilà le fondement de la loi qui s’observoit dans l’île de Ténédos, qu’aucun homme de cette profession, ne pourroit entrer dans les temples. Ténès, qui fut apparemment l’auteur de cette loi, si propre à éterniser la juste haine qu’il avoit conçue contre son faux-témoin, se montra digne du commandement par d’autres lois qu’il établit, & qu’il fit exécuter sans distinction de personne. Il condamna les adulteres à perdre la tête ; & lorsqu’on le consulta pour savoir ce que l’on feroit de son fils qui étoit tombé dans ce crime, il répondit, que la loi soit exécutée.

De-là vinrent peut-être des médailles qui avoient d’un côté la figure d’une hache, & de l’autre le visage d’un homme, & le visage d’une femme sur un même cou. Beger en a publié une frappée par les Téné-

diens, où l’on voit d’un côté deux visages sur un

même cou, & de l’autre une hache entre une lyre & une grappe de raisin. Ces deux visages représentent l’un un homme, & l’autre une femme. Il est vraissemblable que cette médaille a été frappée pour désigner le supplice d’une femme adultere, ainsi que celui de son amant, & pour être un monument de l’exécution de la loi sur le propre fils de Ténès. Voyez ce qu’en disent Spanheim dans le même ouvrage de Beger, & le savant Cuper dans son Harpocrate.

Cependant une chose embarrasse ici les antiquaires, c’est qu’on a des médailles de Ténédos, dans lesquelles l’un des visages représente un vieillard, l’autre représente une jeune femme : dans d’autres les deux visages représentent des jeunes gens, &c. Ces variations donnent lieu de croire que l’on ne frappoit pas toutes ces médailles selon le premier esprit ; mais les unes pour un dessein, & les autres pour un autre. Peut-être aussi que toutes les fois que les lois de Ténès étoient mises en exécution, on frappoit une nouvelle médaille, en sorte qu’alors les deux têtes sur un même cou varioient, ou quant à l’âge, ou quant à d’autres ornemens marqués sur la médaille, selon les qualités personnelles de ceux qui avoient été punis.

Goltzius a donné le type d’une médaille de Ténédos qui n’est point susceptible des explications qu’on vient de donner ; ce sont deux têtes d’un jeune homme & d’une jeune femme adossées, mais qui ont une espece de diadème. Au revers est la hache avec laquelle on les a coupées. M. Baudelot croit que l’une de ces têtes est celle de Jupiter, & l’autre celle d’une amasone, qui dans le tems des courses de ces héroïnes, avoit fondé quelques villes dans l’île de Ténédos : les habitans, dit-il, voulurent conserver la mémoire de cet événement sur leur monnoie, comme firent en pareille occasion ceux de Smyrne, d’Ephese & de plusieurs autres villes d’Asie. La hache doit se trouver sur le revers de la médaille, parce qu’on sait que cet instrument à double tranchant étoit le symbole des Amazones. Quoique cette conjecture soit ingénieuse, je goûte beaucoup plus celle de M. de Boze, qui croit que les deux têtes adossées sont celles de Ténès lui-même & de sa sœur Hémithée.

Quoi qu’il en soit, la hache de Ténédos passa en proverbe, pour signifier une grande sévérité. Il ne faut pas s’en étonner, car Ténès ordonna qu’il y eût toujours derriere le juge un homme tenant une hache, afin de couper la tête sur le champ à quiconque seroit convaincu d’adultere, de fausse accusation capitale, ou de quelqu’autre grand crime. Voilà l’origine du bon mot de Cicéron, la hache de Ténédos, pour désigner un jugement rigoureux. On disoit aussi c’est un homme de Ténédos, pour dire un homme inflexible. Et quand on vouloit parler d’un faux témoin, on disoit que c’étoit un flûteur de Ténédos, Τενέδιος αὐλητής.

On lit que Cygnus & Ténès furent tués par Achille pendant la guerre de Troie : le premier, selon Ovide, lorsque les Grecs descendirent de leurs vaisseaux ; le second, selon Plutarque, lorsqu’Achille alla ravager l’île de Ténédos. Ténès voulut secourir sa chere sœur Hémithée poursuivie par Achille qui vouloit l’enlever à cause de sa beauté, & Achille le tua sans le connoître ; il en fut extrèmement affligé, & le fit enterrer avec honneur : mais les habitans de Ténédos bâtirent un temple à Ténès, où ils l’honorerent comme un dieu, & conçurent tant d’indignation contre Achille, qu’ils ordonnerent que personne ne prononçât ce nom-là dans le temple de Ténès.

Outre Diodore de Sicile, qui nous apprend que Ténès fut honoré comme un dieu dans l’île de Ténédos, Cicéron l’assure positivement, liv. III. de naturâ deorum, cap. xv. Tenem ipsum, dit-il, qui apud Tenedios sanctissimus deus habetur, qui urbem illam dicitur