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diocrement & brisé un morceau dans la bouche, on le prend entre les doigts, on le trouve fort gluant. C’est en partie à ces deux qualités, c’est-à-dire à son âpreté & à son onctuosité, qu’on doit attribuer l’adhérence des couleurs dans les toiles indiennes, surtout à son âpreté ; c’est au-moins l’idée des peintres indiens.

Il y a long-tems que l’on cherche en Europe l’art de fixer les couleurs, & de leur donner cette adhérence qu’on admire dans les toiles des Indes. Peut-être en découvrira-t-on le secret, si l’on vient à connoître parfaitement le cadoucaie, surtout sa principale qualité, qui est son extrème âpreté. Ne pourroit on point trouver en Europe des fruits analogues à celui-là ? Les noix de galle, les nefles séchées avant leur maturité, l’écorce de grenade ne participeroient-elles pas beaucoup aux qualités du cadou ?

Ajoutons à ces observations quelques expériences qui ont été faites sur le cadou. 1°. De la chaux délayée dans l’infusion de cadou donne du verd ; s’il y a trop de chaux, la teinture devient brune ; si l’on verse sur cette teinture brune une trop grande quantité de cette infusion, la couleur paroit d’abord blanchâtre, peu après la chaux se précipite au fond du vase. 2°. Un linge blanc trempé dans une forte infusion de cadou contracte une couleur jaunâtre fort pâle ; mais quand on y a mêlé le lait de buffle, le linge sort avec une couleur d’orangé un peu pâle. 3°. Ayant mêlé un peu de notre encre d’Europe avec de l’infusion de cadou, on a remarqué au dedans en plusieurs endroits une pellicule bleuâtre semblable à celle que l’on voit sur les eaux ferrugineuses, avec cette différence que cette pellicule étoit dans l’eau même, à quelque distance de la superficie. Il seroit aisé de faire en Europe des expériences sur le cadou même, parce qu’il est facile d’en faire venir des Indes, ces fruits étant à très-grand marché.

Pour ce qui est du lait de buffle qu’on met avec l’infusion du cadoucaie, on le préfere à celui de vache, parce qu’il est beaucoup plus gras & plus onctueux. Ce lait produit pour les toiles le même effet que la gomme & les autres préparations que l’on emploie pour le papier afin qu’il ne boive pas. En effet on a éprouvé que notre encre peinte sur une toile préparée avec le cadou s’étend beaucoup, & pénetre de l’autre côté. Il en arrive de même à la peinture noire des Indiens.

Ce qu’il y a encore à observer, est que l’on ne se sert pas indifféremment de toute sorte de bois pour battre les toiles & les polir. Le bois sur lequel on les met, & celui qu’on emploie pour les battre, sont ordinairement de tamarinier ou d’un autre arbre nommé porchi, parce qu’ils sont extrèmement compactes quand ils sont vieux. Celui qu’on emploie pour battre, se nomme cattapouli. Il est rond, long environ d’une coudée, & gros comme la jambe, excepté à une extrémité qui sert de manche. Deux ouvriers assis vis-à-vis l’un de l’autre battent la toile à-l’envi. Le coup d’œil & l’expérience ont bientôt appris à connoître quand la toile est polie & lissée au point convenable.

La toile ainsi préparée, il faut y dessiner les fleurs & les autres choses qu’on veut y peindre. Les ouvriers indiens n’ont rien de particulier ; ils se servent du poncis de même que nos brodeurs. Le peintre a eu soin de tracer son dessein sur le papier ; il en pique les traits principaux avec une aiguille fine ; il applique ce papier sur sa toile ; il y passe ensuite la ponce, c’est-à-dire un rouet de poudre de charbon par-dessus les piquures ; & par ce moyen le dessein se trouve tout tracé sur la toile. Toute sorte de charbon est propre à cette opération, excepté celui de palmier, parce que selon l’opinion des Indiens, il déchire la toile. Ensuite sur ces traits on passe avec le pinceau du noir

& du rouge, selon les endroits qui l’exigent ; après quoi l’ouvrage se trouve dessiné.

Il s’agit maintenant de peindre les couleurs sur ce dessein. La premiere qu’on applique, est le noir. Cette couleur n’est guere en usage, si ce n’est pour certains traits, & pour les tiges des fleurs. C’est ainsi qu’on la prépare. 1°. On prend plusieurs morceaux de machefer ; on les frappe les uns contre les autres pour en faire tomber ce qui est moins solide. On réserve les gros morceaux, environ neuf à dix fois la grosseur d’un œuf. 2°. On y joint quatre ou cinq morceaux de fer vieux ou neuf, peu importe. 3°. Ayant mis à terre en un monceau le fer & le machefer, on allume du feu par-dessus. Celui qu’on fait avec des feuilles de bananier, est meilleur qu’aucun autre. Quand le fer & le machefer sont rouges, on les retire, & on les laisse refroidir. 4°. On met ce fer & ce machefer dans un vase de huit à dix pintes, & l’on y verse du cange chaud, c’est-à dire de l’eau dans laquelle on fait cuire le riz, prenant bien garde qu’il n’y ait pas de sel. 5°. On expose le tout au grand soleil, & après l’y avoir laissé un jour entier, on verse à terre le cange, & l’on remplit le vase de callou, c’est-à-dire de vin de palmier ou de cocotier. 6°. On le remet au soleil trois ou quatre jours consécutifs, & la couleur qui sert à peindre le noir, se trouve préparée.

Il y a quelques observations à faire sur cette opération. La premiere est qu’il ne faut pas mettre plus de quatre ou cinq morceaux de fer sur huit ou neuf pintes de cange ; autrement la teinture rougiroit & couperoit la toile. La seconde regarde la qualité du vin de palmier & de cocotier qui s’aigrit aisément & en peu de jours. On en fait du vinaigre, & l’on s’en sert au lieu de levain, pour faire lever la pâte. La troisieme est qu’on préfere le vin de palmier à celui du cocotier. La quatrieme est qu’au défaut de ce vin, on se sert de kevaron qui est un petit grain dont bien des indiens se nourrissent. Ce grain ressemble fort pour la couleur & la grosseur, à la graine de navet ; mais la tige & les feuilles sont entierement différentes. On y emploie aussi le varagon, qui est un autre fruit qu’on préfere au kevaron. On en pile environ deux poignées qu’on fait cuire ensuite dans de l’eau. On verse cette eau dans le vase où sont le fer & le machefer. On y ajoute la grosseur de deux ou trois muscades de sucre brut de palmier, prenant garde de n’en pas mettre davantage ; autrement la couleur ne tiendroit pas long-tems, & s’effaceroit enfin au blanchissage. La cinquieme est que pour rendre la couleur plus belle, on joint au callou le kevaron ou le varagon préparé comme nous venons de le dire. La sixieme & derniere observation est que cette teinture ne paroîtroit pas fort noire, & ne tiendroit pas sur une toile qui n’auroit pas été préparée avec le cadou.

Après avoir dessiné & peint avec le noir tous les endroits où cette couleur convient, on dessine avec le rouge les fleurs & autres choses qui doivent être terminées par cette autre couleur. Il faut remarquer que l’on ne fait que dessiner ; car il n’est pas encore tems de peindre avec la couleur rouge : il faut auparavant appliquer le bleu ; ce qui demande bien des préparations.

Il faut d’abord mettre la toile dans de l’eau bouillante, & l’y laisser pendant une demi-heure : si l’on met avec la toile deux ou trois cadous, le noir en sera plus beau. En second lieu, ayant délayé dans de l’eau les crottes de brebis ou de chevres, on mettra tremper la toile dans cette eau, & on l’y laissera pendant la nuit : on doit la laver le lendemain & l’exposer au soleil.

Quand on demande aux peintres indiens à quoi sert cette derniere opération, ils s’accordent tous à