Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 16.djvu/487

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gallici, soit parce qu’il croyoit qu’ils étoient nés en France, soit parce que de son tems les François y brilloient le plus. Henricus rex Anglorum junior, dit Mathieu Paris, sous l’an 1179, mare transiens in conflictibus gallicis, & profusioribus expensis, triennium peregit, regiâque majestate depositâ, totus est de rege translatus in militem. Selon les auteurs de l’histoire bysantine, les peuples d’orient ont appris des François l’art & la pratique des tournois ; & en effet notre nation s’y est toujours distinguée jusqu’au tems de Brantome.

La veille des tournois étoit annoncée dès le jour qui la précédoit, par les proclamations des officiers d’armes. Des chevaliers qui devoient combattre, venoient aussi visiter la place destinée pour les joutes. « Si venoient devant eux un hérault qui crioit tout en hault, seigneurs chevaliers, demain aurez la veille du tournoy, où prouesse sera vendue, & achetée au fer & à l’acier ».

On solemnisoit cette veille des tournois par des especes de joutes appellées, tantôt essais ou éprouves, épreuves, tantôt les vépres du tournoi, & quelquefois escrémie, c’est-à-dire escrimes, où les écuyers s’essayoient les uns contre les autres avec des armes plus légeres à porter, & plus aisées à manier que celles des chevaliers, plus faciles à rompre, & moins dangereuses pour ceux qu’elles blessoient. C’étoit le prélude du spectacle nommé le grand tournoi, le maître tournoi, la maître éprouve, que les plus braves & les plus adroits chevaliers, devoient donner le lendemain.

Les dames s’abstinrent dans les premiers tems d’assister aux grands tournois ; mais enfin l’horreur de voir répandre le sang céda dans le cœur de ce sexe né sensible, à l’inclination encore plus puissante qui le porte vers tout ce qui appartient aux sentimens de la gloire, ou qui peut causer de l’émotion. Les dames donc accoururent bientôt en foule aux tournois, & cette époque dut être celle de la plus grande célébrité de ces exercices.

Il est aisé d’imaginer quel mouvement devoit produire dans les esprits la proclamation de ces tournois solemnels, annoncés long-tems d’avance, & toujours dans les termes les plus fastueux ; ils animoient dans chaque province & dans chaque cour tous les chevaliers & les écuyers à faire d’autres tournois, ou par toutes sortes d’exercices, ils se disposoient à paroître sur un plus grand théatre.

Tandis qu’on préparoit les lieux destinés aux tournois, on étaloit le long des cloîtres de quelques monasteres voisins, les écus armoriés de ceux qui prétendoient entrer dans les lices, & ils y restoient plusieurs jours exposés à la curiosité & à l’examen des seigneurs, des dames & demoiselles. Un héraut ou poursuivant d’armes, nommoit aux dames ceux à qui ils appartenoient ; & si parmi les prétendans, il s’en trouvoit quelqu’un dont une dame eût sujet de se plaindre, soit parce qu’il avoit mal parlé d’elle, soit pour quelqu’autre offense, elle touchoit l’écu de ses armes pour le recommander aux juges du tournoi, c’est-à-dire pour leur en demander justice.

Ceux-ci, après avoir fait les informations nécessaires, devoient prononcer ; & si le crime avoit été prouvé juridiquement, la punition suivoit de près. Le chevalier se présentoit-il au tournoi, malgré les ordonnances qui l’en excluoient, une grele de coups que tous les autres chevaliers faisoient tomber sur lui, le punissoit de sa témérité, & lui apprenoit à respecter l’honneur des dames & les lois de la chevalerie. La merci des dames qu’il devoit réclamer à haute voix, étoit seule capable de mettre des bornes au châtiment du coupable.

Je ne ferai point la description des lices pour le tournoi, ni des tentes & des pavillons dont la campagne étoit couverte aux environs, ni des hours,

c’est-à-dire des échafauds dressés au-tour de la carriere où tant de nobles personnages devoient se signaler. Je ne distinguerai point les différentes especes de combats qui s’y donnoient, joutes, castilles, pas d’armes & combats à la foule ; il me suffit de faire remarquer que ces échafauds souvent construits en forme de tours, étoient partagés en loges & en gradins, décorés de riches tapis, de pavillons, de bannieres, de banderoles & d’écussons. Aussi les destinoit-on à placer les rois, les reines, les princes & princesses, & tout ce qui composoit leur cour, les dames & les demoiselles, enfin les anciens chevaliers qu’une longue expérience au maniment des armes avoit rendu les juges les plus compétens. Ces vieillards, à qui leur grand âge ne permettoit plus de s’y distinguer encore, touchés d’une tendresse pleine d’estime pour cette jeunesse valeureuse, qui leur rappelloit le souvenir de leurs propres exploits, voyoient avec plaisir leur ancienne valeur renaître dans ces essains de jeunes guerriers.

La richesse des étoffes & des pierreries relevoit encore l’éclat du spectacle. Des juges nommés exprès, des maréchaux du camp, des conseillers ou assistans, avoient en divers lieux des places marquées pour maintenir dans le champ de bataille les lois des tournois, & pour donner leur avis à ceux qui pourroient en avoir besoin. Une multitude de héraults & poursuivans d’armes, répandus de toutes parts, avoient les yeux fixés sur les combattans, pour faire un rapport fidele des coups qui seroient portés & reçus. Une foule de menestriers avec toute sorte d’instrumens d’une musique guerriere, étoient prêts à célébrer les prouesses qui devoient éclater dans cette journée. Des sergens actifs avoient ordre de se porter de tous les côtés où le service des lices les appelleroit, soit pour donner des armes aux combattans, soit pour contenir la populace dans le silence & le respect.

Le bruit des fanfares annonçoit l’arrivée des chevaliers superbement armés & équipés, suivis de leurs écuyers tous à cheval. Des dames & des demoiselles amenoient quelquefois sur les rangs ces fiers esclaves attachés avec des chaînes qu’elles leur ôtoient seulement, lorsqu’entrés dans l’enceinte des lices, ils étoient prêts à s’élancer. Le titre d’esclave ou de serviteur de la dame que chacun nommoit hautement en entrant au tournoi, étoit un titre d’honneur qui devoit être acheté par des exploits ; il étoit regardé par celui qui le portoit, comme un gage de la victoire, comme un engagement à ne rien faire qui ne fût digne de lui. Servans d’amour, leur dit un de nos poëtes dans une ballade qu’il composa pour le tournoi fait à Saint-Denis sous Charles VI. au commencement de Mai 1389.

Servans d’amour, regardez doucement
Aux échafauds, anges de paradis,
Lors jouterez fort, & joyeusement,
Et vous serez honorés & chéris.

A ce titre, les dames daignoient joindre ordinairement ce qu’on appelloit faveur, joyau, noblesse, nobloy, ou enseigne ; c’étoit une écharpe, un voile, une coëffe, une manche, une mantille, un brasselet, un nœud, en un mot quelque piece détachée de leur habillement ou de leur parure ; quelquefois un ouvrage tissu de leurs mains, dont le chevalier favorisé ornoit le haut de son heaume ou de sa lance, son écu, sa cotte d’armes, ou quelqu’autre partie de son armure.

Souvent dans la chaleur de l’action, le sort des armes faisoit passer ces gages précieux au pouvoir d’un ennemi vainqueur, ou divers accidens en occasionnoient la perte. En ce cas la dame en renvoyoit d’autres à son chevalier pour le consoler, & pour relever son courage : ainsi elle l’animoit à se vanger, & à conquérir à son tour les faveurs dont ses adversai-