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deles contraignent de même les beaux agneaux de leurs maîtres à prendre leurs brebis qui en ont eu de misérables, ou qui les ont perdus.

Tout ce qui précéde, nous prescrit qu’il faut que les brebis se portent bien, autant que cela dépendra de nous, eu égard à leurs descendans, indépendamment de tous les autres avantages, & que cet état est à rechercher, sur-tout dans le tems de leurs penchans à la génération, parce qu’il amene vîte à celui de s’accoupler, & fait devancer par conséquent dans l’arriere-saison pour mettre bas leur fruit ; de cette façon les premiers nés se fortifient mieux, & les derniers ne périssent pas.

Quels sont les moyens qu’on emploie pour se procurer cet état favorable des brebis ? les uns ont accoutumé ou de faire passer leurs troupeaux dans les montagnes verdoyantes en tout tems, & la plûpart pendant l’été, dans les plaines fertiles pour y faire manger les herbes qui naissent dans les champs, les épis échappés aux glaneuses, & le chaume. Voici les effets funestes & ordinaires, quand les bergers sans la moindre prudence, & sous le prétexte d’engraisser vîte leurs troupeaux, les laissent paître à leur gré. Ces animaux venant de souffrir la faim & souvent la soif dans les lieux de leur demeure ordinaire, à cause de la sécheresse qui y desseche les herbes & les autres plantes dont ils font leur nourriture, & n’ayant pu quitter des lieux si incompatibles alors avec leurs besoins, parce que les moissons sont encore répandues dans les champs où ils doivent se réparer : ces animaux, dis-je, se jettent avec avidité sur cette espece d’abondance, & s’en remplissent ; un grand nombre creve d’indigestion, sur-tout là où les épis n’ont pas été bien ramassés, parce que le grain, en s’enflant dans l’estomac, leur cause sans doute une espece de suffocation d’autant plus prompte, que la soif, suite ordinaire, en les faisant boire immodérément sans opposition des bergers, augmente l’enflure des grains. Il est encore un autre danger dont la mort est aussi la suite, mais dont les effets sont plus lents. Les pâturages gras sont souvent sujets à l’humidité, elle s’y conserve plus avant dans le jour, selon qu’ils sont enfoncés & privés des rayons du soleil ; de maniere que si nos troupeaux y paissent avant l’évaporation de l’humidité qui affecte les plantes, ils en contractent une maladie qui semble tenir de la pulmonie, qu’on appelle dans le pays le gam, & dont ils meurent après avoir langui pendant plusieurs mois. Tous ces endroits seroient bien moins dangereux aux troupeaux sous des bergers sages & vigilans ; mais presque tous paresseux, ne comptant pour rien le danger, & aussi avides de les engraisser que ces animaux sont voraces, s’y laissent tromper. Il faut donc se garantir de ces lieux dangereux, étant plus raisonnable de se retirer sans perte, & avec moins d’embonpoint, que de périr en l’acquérant.

Revenons à la naissance des agneaux. Mêler trop-tôt les brebis avec les beliers, c’est hâter la conception des plus vigoureuses, tandis que celles d’un tempérament foible, quoique également ou plus empressées, ne conçoivent que trois ou quatre mois plus tard ; de sorte que les agneaux premiers nés ont déjà profité des fourrages ensemencés, & de l’étalage des feuilles des plantes de nos guérets & de nos montagnes, quand les autres naissent : il ne reste presque aux derniers nés, pour être nourris, que le lait de leurs meres toujours insuffisant alors : on les livre à suivre bientôt leurs meres pour aller paître ensemble comme les autres suivent les leurs ; il faut parcourir beaucoup d’étendue, à cause des consommations antérieures, pour fournir à la nourriture de tous ; les plus jeunes manquent de force & restent les derniers du troupeau ; les premiers nés en profitent, ils mangent, ils dévorent presque tout, & ne laissant cha-

que jour aux traineurs que les parties les plus grossieres,

ceux-ci ne pouvant fournir à ces marches trop longues pour eux, s’épuisent pour attraper une foible subsistance ; ils succombent enfin.

On vit dans cette espece d’indifférence pour ces animaux, & l’on n’a d’autre ressource que celle de les hasarder, quand on ne veut ou l’on ne peut pas les vendre. Il y a cependant un moyen bien simple d’éviter ou du moins de diminuer cette perte : séparons ces derniers nés & leurs meres du troupeau, pour les faire paître sans partage dans la meilleure partie & la moins éloignée de nos pâturages ; nous devons même leur ménager, s’il est possible, des fourrages tendres, leur donner des provisions enfermées, soit des foins les plus fins, des luzernes, des esparsets, soit des avoines ou des orges, afin de hâter leur bonne constitution ; la réussite dédommagera de ces frais. Il seroit peut-être plus avantageux d’avoir des moyens de les alaiter abondamment ; je me suis bien trouvé plusieurs fois d’avoir des chevres pour suppléer à la disette de lait des brebis, mes agneaux les plus foibles ayant resisté, tandis que la plûpart de leurs contemporains, manquant de cette ressource, ont péri : on ne peut être détourné de cette pratique, que par la vue d’économie & pour éviter les ravages des chevres par-tout où elles broutent.

On trouve un autre moyen pour n’avoir pas des foibles agneaux, ou d’en avoir beaucoup moins ; en mêlant plus tard les beliers avec les brebis, les plus ardentes conserveront leur penchant, quoique satisfait plus tard, & celles à qui le leur aura fait porter le plus loin la conception, acheveront de rendre plus court l’intervalle des premiers nés aux derniers ; de cette maniere les premiers nés étant plus jeunes, & ayant moins de consistence, auront moins dévoré la nourriture destinée pour les uns & les autres ; cette nourriture d’ailleurs sera plus abondante, parce qu’elle commencera à être dévorée plus tard ; les plus jeunes en trouveront encore assez, que les premiers nés n’auront pas eu le tems de manger, & nos campagnes moins dévorées causeront moins de fatigues aux derniers nés pour trouver leur subsistance.

Ces précautions cependant peuvent bien ne pas suffire, en suivant la pratique ordinaire de sevrer en même-tems tous les agneaux malades comme les sains, les derniers nés comme les premiers : on manque ainsi contre la pratique la plus naturelle : on devroit par analogie faire pour ces animaux qui méritent nos soins à tant d’égards, comme nous faisons pour nos enfans : on les alaite pendant un tems assez limité pour ceux d’un bon tempérament ; mais on le prolonge selon les circonstances, quand les enfans sont valétudinaires. N’auroit-on pas raison de blâmer une mere qui faisant deux enfans de neuf à dix mois de terme l’un de l’autre, s’aviseroit de les sevrer tous deux le même jour, dans les climats même où l’on alaite jusqu’à l’âge de deux ans les enfans bien constitués ? & si ce procedé est blâmable, combien ne l’est pas celui des bergers qui ayant des agneaux nés au commencement du mois de Mai, les sevrent le même jour que ceux du mois de Janvier, vers le commencement du mois de Juillet ? (car il faut que les brebis commencent dès-lors à s’engraisser pour accueillir les beliers dans le mois d’Août suivant) : on a par-là des agneaux, les uns âgés de six mois, les autres seulement d’environ deux, quand on les sevre. En quel tems d’ailleurs se fait cette cruelle séparation d’avec leurs meres ? pendant les grandes chaleurs si propres à causer des épuisemens mortels aux plus foibles, & lorsque les subsistances diminuent chaque jour.

Il faudroit donc se garder de priver de leur mere ces derniers nés & reserver, ainsi que nous l’avons dit ci-dessus, un coin de gras pâturage à ces meres & à leurs petits.