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s’affoiblit, & leur sentiment est d’autant plus distinctif & plus vif, que le cerf est plus échauffé ; aussi redoublent-ils de jambes & de voix ; & quoiqu’il fasse alors plus de ruses que jamais, comme il ne peut plus courir aussi vite, ni par conséquent s’éloigner beaucoup des chiens, ses ruses & ses détours sont inutiles ; il n’a d’autre ressource que de fuir la terre qui le trahit, & de se jetter à l’eau pour dérober son sentiment aux chiens. Les piqueurs tournent autour & remettent ensuite les chiens sur la voie (s’il en est sorti). Le cerf ne peut aller loin, dès qu’il a battu l’eau[1], quand il est sur ses fins[2] (abois), où il tâche encore de défendre sa vie, & blesse souvent les chiens de coups d’andouillers, & même les chevaux des chasseurs trop ardens, jusqu’à ce qu’un d’entr’eux lui coupe le jaret pour le faire tomber, & l’acheve ensuite en lui donnant un coup de couteau-de-chasse au défaut de l’épaule. Depuis quelque tems on porte une carabine, pour empêcher le désordre qu’il feroit dans la meute étant aux abois. On célebre en même tems la mort du cerf par des fanfares ; on le laisse fouler aux chiens, & on les fait jouir pleinement de leur victoire en leur faisant faire curée[3].

Toutes les saisons, tous les tems ne sont pas également bons pour courre le cerf[4]. Au printems, lorsque les feuilles naissantes commencent à parer les forêts, que la terre se couvre d’herbes nouvelles & s’émaille de fleurs, leur parfum rend moins sûr le sentiment des chiens ; & comme le cerf est alors dans sa plus grande vigueur, pour peu qu’il ait d’avance, ils ont beaucoup de peine à le joindre. Aussi les chasseurs conviennent-ils que la saison où les biches sont prêtes à mettre bas, est celle de toutes où la chasse est la plus difficile, que dans ce tems les chiens quittent souvent un cerf mal mené pour tourner à une biche qui bondit devant eux ; & de même au commencement de l’automne lorsque le cerf est en rut[5], les limiers quêtent sans ardeur ; l’odeur forte du rut leur rend peut-être la voie plus indifférente, peut-être aussi tous les cerfs ont-ils dans ce tems à-peu-près la même odeur. En hiver pendant la neige on ne peut pas courre le cerf ; les chiens n’ont point de sentiment ; on voit les limiers mêmes suivre la voie plutôt à l’œil qu’à l’odorat. Dans cette saison comme les cerfs ne trouvent point à viander[6] dans les forêts, ils en sortent, vont & viennent dans les pays découverts, dans les petits taillis, & même dans les terres ensemencées ; ils se mettent en hardes[7] dès le mois de Décembre, & pendant les grands froids ils cherchent à se mettre à l’abri des côtes ou dans des endroits bien fourrés où ils se tiennent serrés les uns contre les autres, & se rechauffent de leur haleine ; à la fin de l’hiver ils gagnent les bordages des forêts, & sortent dans les blés. Au printems ils mettent bas[8] ; la tête se détache d’elle-même, ou par un petit effort qu’ils font en s’accrochant à quelque branche ; il est rare que les deux côtés tombent précisément en même tems (cependant cela n’est pas sans exemple ; j’ai trouvé les deux côtés de tête d’un cerf dix cors jeunement dans la forêt de Saint-Leger-aux-Plainveaux, qui n’étoient pas à trois piés de distance l’un de l’autre), & souvent il y a un jour ou deux d’intervalle entre la chûte de chacun des côtés de la

tête. Les vieux cerfs sont ceux qui mettent bas les premiers, vers la fin de Février ou au commencement de Mars ; les cerfs de dix cors ne mettent bas que vers le milieu ou la fin de Mars ; ceux de dix cors jeunement dans le mois d’Avril ; les jeunes cerfs au commencement, & les daguets vers le milieu & la fin de Mai ; mais il y a sur tout cela beaucoup de variétés, & l’on voit quelquefois de vieux cerfs mettre bas plus tard que d’autres qui sont plus jeunes. Au reste la mue de la tête des cerfs avance lorsque l’hiver est doux, & retarde lorsqu’il est rude & de longue durée.

Dès que les cerfs ont mis bas, ils se séparent les uns des autres, & il n’y a plus que les jeunes qui demeurent ensemble ; ils ne se tiennent pas dans les forts, mais ils gagnent le beau pays, les buissons, les taillis, & fourrés ; ils y demeurent tout l’été pour y refaire leur tête, & dans cette saison ils marchent la tête basse, crainte de la froisser contre les branches, car elle est sensible tant qu’elle n’a pas pris son entier accroissement. La tête des plus vieux cerfs n’est encore qu’à moitié refaite vers le milieu du mois de Mai : on dit en proverbe, à la mi-Mai mi-tête, à la mi-Juin, mi-graisse & n’est tout-à-fait alongée & endurcie que vers la fin de Juillet ; celle des plus jeunes cerfs tombant plus tard, repousse & se refait aussi plus tard ; mais dès qu’elle est entierement alongée, & qu’elle a pris de la solidité, les cerfs la frottent contre les arbres pour la dépouiller de la peau dont elle est revêtue, & comme ils continuent à la frotter pendant plusieurs jours de suite, on prétend qu’elle se teint de la couleur de la seve du bois auquel ils touchent, qu’elle devient rousse contre les hêtres & les bouleaux, brune contre les chênes, & noirâtre contre les charmes & les trembles. On dit aussi que les têtes des jeunes cerfs qui sont lisses & peu perlées, ne se teignent pas à beaucoup près autant que celles des vieux cerfs, dont les perlures sont fort près les unes des autres, parce que ce sont ces perlures qui retiennent la seve qui colore le bois ; mais je ne puis me persuader que ce soit la vraie cause de cet effet, ayant eu des cerfs privés & enfermés dans des enclos où il n’y avoit aucun arbre, & où par conséquent ils n’avoient pû toucher au bois, desquels cependant la tête étoit colorée comme celle des autres.

Peu de tems après que les cerfs ont bruni leur tête, ils commencent à ressentir les impressions du rut ; les vieux sont les plus avancés : dès la fin d’Août & le commencement de Septembre, ils quittent les buissons, reviennent dans les forts, & commencent à chercher les bêtes[9].

Quand les cerfs touchent aux bois pour nettoyer leur tête de la peau qui est dessus, le premier petit baliveau ou petit arbre qu’on apporte au rendez-vous auquel le cerf a frotté sa tête, & qui est dépouillé de son écorce, se nomme frayoir, il est presenté au commandant, à qui l’on fait rapport du cerf qui l’a fait ; le commandant le présente au grand veneur, le grand veneur au roi ; il y a un droit établi dans la vénerie pour le premier frayoir. Salnove, dans son chapitre vij. dit que quand un gentilhomme de la vénerie apportoit le frayoir, il avoit un cheval, & à un valet de limier un habit ; à présent le roi donne pour le premier frayoir huit cens livres, qui sont partagés aux huits valets de limiers, & le grand veneur leur donne aussi cent livres, qui leur fait à chacun cent douze livres dix sols, & souvent ce ne sont pas eux qui apportent le premier frayoir : c’est le reglement qui est en usage aujourd’hui dans la vénerie, & c’est toujours le premier valet de limier qui le tient quand le commandant le présente au grand veneur,

  1. Battre l’eau, battre les eaux, c’est traverser, après avoir été long-tems chassé, une riviere ou un étang.
  2. Abois, c’est lorsque le cerf est à l’extrémité & tout à-fait épuisé de forces.
  3. Faire la curée, donner la curée, c’est faire manger aux chiens le cerf ou la bête qu’ils ont prise.
  4. Courre le cerf, chasser le cerf avec des chiens courans.
  5. Rut, chaleur, ardeur, d’amour.
  6. Viander, brouter, manger.
  7. Harde, troupe de cerfs.
  8. Mettre bas, c’est lorsque le bois des cerfs tombe.
  9. Les bêtes, en terme de Chasse, signifient les biches.