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c’est toujours dans le premier âge que l’accroissement est le plus prompt, la nourriture est entierement employée à l’extension, au développement du corps, il n’y a donc nulle surabondance, par conséquent nulle production, nulle secrétion de liqueur séminale, & c’est par cette raison que les jeunes animaux ne sont pas en état d’engendrer ; mais lorsqu’ils ont pris la plus grande partie de leur accroissement, la surabondance commence à se manifester par de nouvelles productions. Dans l’homme, la barbe, le poil, le gonflement des mamelles, l’épanouissement des parties de la génération, précédent la puberté. Dans les animaux en général, & dans le cerf en particulier, la surabondance se marque par des effets encore plus sensibles ; elle produit la tête, le gonflement des daintiers[1], l’enflure du col & de la gorge, venaison[2]. (M. de Buffon nomme venaison la graisse du cerf ; dans la vénerie, c’est sa chair & non sa graisse ; quand la chair est bien vermeille, on dit que la venaison est belle, & quand elle est pâle, on dit que la venaison n’est pas belle) ; & comme le cerf croît fort vîte dans le premier âge, il ne se passe qu’un an depuis sa naissance, jusqu’au tems où cette surabondance commence à se marquer au-dehors par la production du bois : s’il est né au mois de Mai, on verra paroître dans le même mois de l’année suivante, les naissances du bois qui commence à pousser sur le têct[3]. Ce sont deux dagues qui croissent (sur deux pivots, qui sont deux bosses, sur lesquelles le bois se forme sur le massacre du cerf), s’allongent & s’endurcissent à mesure que l’animal prend de la nourriture ; elles ont déja vers la fin d’Août pris leur entier accroissement & assez de solidité, pour qu’il cherche à les dépouiller de leur peau en les frottant contre les arbres ; & dans le même tems il acheve de se charger de venaison, qui est une graisse abondante, produite aussi par le superflu de la nourriture, qui dès-lors commence à se déterminer vers les parties de la génération, & à exciter le cerf à cette ardeur du rut qui le rend furieux. Et ce qui prouve évidemment que la production du bois & celle de la liqueur séminale dépendent de la même cause ; c’est que si vous détruisez la source de la liqueur séminale, en supprimant par la castration les organes nécessaires pour cette sécrétion, vous supprimez en même tems la production du bois ; car si l’on fait cette opération dans le tems qu’il a mis bas sa tête, il ne s’en forme pas une nouvelle ; & si on ne la fait au contraire que dans le tems qu’il a refait sa tête, elle ne tombe plus, l’animal en un mot reste pour toute sa vie dans l’état où il étoit, lorsqu’il a subi la castration ; & comme il n’éprouve plus les ardeurs du rut, les signes qui l’accompagnent disparoissent aussi, il n’y a plus de venaison, plus d’enflure au col ni à la gorge, & il devient d’un naturel plus doux & plus tranquille. Ces parties qu’on a retranchées étoient donc nécessaires, non-seulement pour faire la sécrétion de la nourriture surabondante, mais elles servoient encore à l’animer, à la pousser au-dehors dans toutes les parties du corps, sous la forme de la venaison, & en particulier au sommet de la tête, où elle se manifeste plus que par-tout ailleurs par la production du bois. Il est vrai que les cerfs coupés ne laissent pas de devenir gras, mais ils ne produisent plus de bois, jamais la gorge ni le col ne leur enflent, & leur graisse ne s’exalte ni ne s’échauffe comme la venaison des cerfs entiers qui, lorsqu’ils sont en rut, ont une odeur si forte, qu’elle infecte de loin ; leur chair même en est si fort imbue & pénétrée,

qu’on ne peut ni la manger ni la sentir, & qu’elle ses corrompt en peu de tems, au lieu que celle du cerf coupé se conserve fraîche, & peut se manger dans tous les tems.

Remarque sur la castration. M. de Buffon est du sentiment de tous les naturalistes & auteurs, tant anciens que modernes, & même de la tradition dans la vénerie du roi, que dans les cerfs à qui on a fait la castration, dans quelqu’état que les têtes se trouvent, elles y restent, c’est-à-dire, que si l’opération se fait après qu’ils ont mis bas, il ne leur poussera pas un nouveau bois ; que si un cerf a sa tête formée dans l’opération, elle ne tombera point ; enfin que dans tel état que sa tête se trouve à la castration, elle y reste.

Voici ce qui paroît détruire ce sentiment. M. l’abbé de Sainte-Aldégonde, aumonier du roi, dit qu’on lui a apporté deux faons mâles, qu’il a fait élever ; après les six mois de faon, ils sont devenus herres ; à l’entrée de leur seconde année, daguets ; à l’entrée de leur troisieme année, ils ont mis bas leurs dagues ; M. l’abbé a profité de l’occasion pour les faire couper, de crainte que par la suite leur bois ayant repoussé ils ne blessassent quelqu’un, étant persuadé qu’ils ne leur repousseroit rien sur la tête ; à son grand étonnement leur bois a cru, comme si on ne leur avoit pas fait l’opération, & il est parvenu à la hauteur, grosseur, & garni d’andouillers, comme il en auroit poussé à des cerfs de leur âge ; mais la différence qui s’y est rencontrée, c’est qu’ils n’ont point eu la tête parfaitement dure, que la peau est encore dessus, & que les bouts des andouillers sont mous, tendres & sensibles ; voici la seconde année depuis l’opération, & qu’ils se trouvent dans cet état : ce fait a été rendu à S. M. par M. l’abbé, qui m’a fait l’honneur de m’en faire le détail, comme il est écrit.

En Bretagne, on avoit apporté un faon à un particulier, qui l’avoit élevé avec du lait & beaucoup de soin, il est devenu herre au bout d’un an, il lui est poussé des dagues qu’il a gardées un an suivant l’usage ; après ce tems il les a mis bas, il avoit deux ans, il lui est venu un bois qui étoit sa seconde tête, qu’il a gardé de même & a mis bas, il avoit alors trois ans accomplis ; il lui est poussé un autre bois qui faisoit sa troisieme tête, qu’il a mis bas de même & toujours dans le mois de Mai, il lui en est poussé un autre qui lui faisoit sa quatrieme tête, il avoit pour lors cinq ans ; le particulier l’a donné à un marchand de bois à Paris, chez lequel j’ai été le voir au mois d’Octobre 1764. Ce cerf étoit dressé à tirer, on lui avoit fait faire une petite voiture qu’il menoit ; celui à qui il avoit été donné voulut l’amener à Paris avec sa voiture ; après avoir fait environ quarante lieues, l’animal se trouva si fatigué qu’il ne pouvoit plus marcher, on le mit dans une voiture bien lié & garotté, il a été amené, mais dans un très-mauvais état, il s’étoit débattu, les cordes lui avoient fait des découpures à plusieurs endroits, on l’a traité avec soin, ils s’est bien rétabli, il a mis bas sa quatrieme tête, toujours dans le mois de Mai, il lui est poussé sa tête de cerf dix cors jeunement, qui est venu à sa maturité, comme les autres, dans le mois de Septembre ; sa tête étant presque tout-à-fait nettoyée de ses lambeaux, son maître lui a fait faire l’opération de la castration ; au bout de trois semaines dans le mois d’Octobre, son bois est tombé, il a été remplacé par deux dagues sans andouillers de la hauteur d’un demi-pié, avec la peau qui les couvre ; ces deux dagues ne sont point venues en maturité, elles sont restées molles, velues, conservant la chaleur naturelle ; il y avoit un an qu’il avoit mis bas sa tête de dix cors jeunement, par conséquent il avoit sept ans, & devoit être cerf de dix cors ; mais par l’effet de l’opération, il n’avoit poussé que deux dagues, menues comme celle d’un daguet. Il y a une observation à faire, c’est que

  1. Les daintiers du cerf sont ses testicules.
  2. Venaison, c’est la graisse du cerf qui augmente pendant l’été, & dont il est surchargé au commencement de l’automne, dans le tems du rut.
  3. Le têct est la partie de l’os frontal, sur laquelle appuie le bois du cerf.