Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/181

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sens, doit être le principe de nos déterminations, l’idée d’un Dieu rémunérateur est donc absolument nécessaire pour donner une base à la vertu, & engager les hommes à la pratiquer. Retrancher cette idée, c’est se jetter, comme nous l’avons dit, dans une sorte d’athéisme, qui pour être moins direct, n’en est pas moins dangereux. Affirmer que Dieu, le plus juste & le plus saint de tous les êtres, est indifférent sur la conduite & sur le sort de ses créatures ; qu’il voit d’un œil égal le juste & le méchant, qu’est-ce autre chose que de l’anéantir, au moins par rapport à nous ; de rompre toutes nos relations avec lui ? c’est admettre le dieu d’Epicure, c’est n’en point admettre du tout.

Si la vertu & le bonheur étoient toujours inséparables ici bas, on auroit un prétexte plus spécieux pour nier la nécessité d’une autre économie, d’une compensation ultérieure, & le système que nous combattons offriroit moins d’absurdités ; mais le contraire n’est que trop prouvé. Combien de fois la vertu gémit dans l’opprobre & la souffrance ! que de combats à livrer ! que de sacrifices à faire ! que d’épreuves à soutenir, tandis que le vice adroit obtient les prix qui lui sont dûs, en se frayant un chemin plus large, en recherchant avant tout son avantage présent & particulier ! La conscience, dira-t-on, le bon témoignage de soi. Ne grossissons point les objets, dans des circonstances égales le juste est moins heureux, ou plus à plaindre que le méchant ; la conscience fait pencher alors la balance en sa faveur ; s’il est en proie à l’affliction, elle en tempere bien les amertumes. Mais enfin elle ne le rend point insensible, elle n’empêche point qu’il ne soit en effet malheureux ; elle ne suffit donc point pour le dédommager, il a droit de prétendre à quelque chose de plus, la vertu n’est point quitte envers lui ; on lutteroit en vain contre le sentinent, la douleur est toujours un mal, la coupe de l’ignominie est toujours amere, & les dogmes pompeux du portique, renouvellés en partie par quelques modernes, ne sont au fond que d’éclatantes absurdités. Cet homme est tyrannisé par une passion violente, son bonheur actuel en dépend ; vainement la raison combat, sa foible voix est étouffée par les éclats de la passion. Dans les principes que vous admettez, par quel frein plus puissant pouvez-vous la réprimer ? Oe malheureux tenté de sortir de sa misere par des moyens coupables, mais sûrs ; séduit, entrainé par des tentations délicates, sera-t-il bien retenu par la crainte de troubler je ne sai quel concert général, dont il n’a pas même l’idée ? Que d’occasions dans la société de faire son bonheur aux dépens des autres, de sacrifier ses devoirs à ses penchans, sans s’exposer à aucun danger, sans perdre même l’estime & la bienveillance de ses semblables, intéressés à cette indulgence par des raisons faciles à voir ! Dites-nous donc, philosophes, comment soutiendrez-vous l’homme dans les pas les plus glissans ? Hélas ! avons-nous trop de motifs pour être vertueux, que vous vouliez nous enlever les plus puissans & les plus doux ? Voyez d’ailleurs quelle est votre inconséquence, vous prétendez nous rendre insensibles à nos propres avantages, vous exigez que nous suivions la vertu sans nul retour sur nous-mêmes, sans nul espoir de récompense, & après nous avoir ainsi dépouillés de tout sentiment personnel, vous voulez nous intéresser dans nos actions au maintien d’un certain ordre moral, d’une harmonie universelle qui nous est assurément plus étrangere que nous-mêmes ? Car enfin les grands mots n’offrent pas toujours des idées justes & précises. Si la vertu est aimable, c’est sans doute parce qu’elle conspire à notre bonheur, à notre perfection qui en est inséparable ; sans cela, je ne conçois pas ce qui nous porteroit à l’aimer, à la cultiver. Que

m’importe à moi cet ordre stérile ? que m’importe la vertu même, si l’un & l’autre ne font jamais rien à ma félicité ? L’amour de l’ordre au fond, n’est qu’un mot vuide de sens, s’il ne s’explique dans nos principes ; la vertu n’est qu’un vain nom, si tôt ou tard elle ne fait pas complétement notre bonheur : telle est la sanction des lois morales, elles ne sont rien sans cela. Pourquoi dites-vous que les méchans, les Nérons, les Caligula, sont les destructeurs de l’ordre ? ils le suivent à leur maniere. Si cette vie est le terme de nos espérances, toute la différence qu’il y a entre le juste & le méchant, c’est que le dernier, comme on l’a dit, ordonne le tout par rapport à lui ; tandis que l’autre s’ordonne relativement au tout. Mais quel mérite y a-t-il de n’aimer la vertu que pour le bien qu’on en espere ? Le mérite assez rare de reconnoitre ses vrais intérêts, de sacrifier sans regret tous les penchans qui leur seroient contraires, de remplir la carriere que le créateur nous a prescrite, d’immoler, s’il le faut, sa vie à ses devoirs. N’est-ce donc rien que de réaliser le juste imaginaire que Platon nous offre pour modele, & dont il montre la vertu couronnée dans une autre vie ? Faut-il donc pour être vertueux, exiger comme vous un sacrifice aussi contradictoire, que le seroit celui de tous ; nos avantages présens, de notre vie même, si nous n’étions enflammés par nul espoir de récompense ? Aussi les hommes de tous les tems & de tous les lieux, se sont-ils accordés à cet égard ; au milieu même des ténebres de l’idolatrie, nous voyons briller cette vérité que la raison plus que la politique, a fait admettre. Sois juste & tu seras heureux : ne te presse point d’accuser la vertu, de calomnier ton auteur ; tes travaux que tu croyois perdus, vont recevoir leur récompense ; tu crois mourir, & tu vas renaître : la vertu ne t’aura point menti.

Distinguez donc avec soin deux sortes d’intérêts, l’un bas & malentendu, que la raison réprouve & condamne ; l’autre noble & prudent, que la raison avoue & commande. Le premier toujours trop actif, est la source de tous nos écarts ; celui-ci ne peut être trop vif, il est la source de tout ce qu’il y a de beau, d’honnête & de glorieux. Ne craignez point de vous deshonorer en desirant avec exces votre bonheur ; mais sachez le voir où il est : c’est le sommaire de la vertu. Non, Dieu de mon cœur, je ne croirai point m’avilir en mettant ma confiance en toi ; dans mes efforts pour te plaire, je ne rougirai point d’ambitionner cette palme d’immortelle gloire que tu daignes nous proposer ; loin de me dégrader, un si noble intérêt m’enflamme & m’aggrandit à mes yeux ; mes sentimens, mes affections me semblent répondre à la sublimité de mes espérances ; mon enthousiasme pour la vertu n’en devient que plus véhément ; je m’honore, je m’applaudis des sacrifices que je fais pour elle, quoique certain qu’un jour elle saura m’en dédommager. O vertu, tu n’es plus un vain nom, tu dois faire essentiellement le bonheur de ceux qui t’aiment ; tout ce qu’il y a de félicité, de perfection & de gloire est compris dans ta nature, en toi se trouve la plénitude des êtres. Qu’importe si ton triomphe est retardé sur la terre, le tems n’est pas digne de toi ; l’éternité t’appartient comme à son auteur. C’est ainsi que j’embrasse le système le plus consolant, le plus vrai, le plus digne du créateur & de son ouvrage ; c’est ainsi que j’oserai m’avouer chrétien jusque dans ce siecle, & la folie de l’Evangile sera plus précieuse pour moi, que toute la sagesse humaine.

Après avoir pressé cette derniere observation qui nous a paru très-importante, rentrons encore un moment dans la généralité de notre sujet. 1°. C’est souvent dans l’obscurité que brillent les plus solides vertus, & l’innocence habite moins sous le dais que sous le chaume ; c’est dans ces réduits que vous mé-