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le sein générateur de la nature. Un principe également simple & fécond lui a servi de fil ; rien ne peut exister sans raison suffisante. Ce trait de lumiere qui éclaire toutes les sciences, porte spécialement sa clarté sur l’objet que je traite.

Pour éclairer & convaincre, il faut suivre pas-à-pas la progression des idées, & sacrifier à la précision dans une matiere où le sens vague des mots laisse peu de prise à l’exactitude du raisonnement.

D’après les expériences métaphysiques de Loke sur les idées matrices auxquelles il a réduit nos connoissances par une exacte analyse, il faut supposer qu’elles doivent leur origine à nos sensations ; le desir de se rappeller tous les individus & l’embarras de la multiplicité force à les diviser en certaines classes par les différences & les ressemblances ; on sent qu’ici le premier pas seul à couté ; l’abstraction la plus simple est un effort plus étonnant de l’esprit humain que l’abstraction la plus compliquée. A force de composer, on est parvenu à l’idée de pure substance, & enfin à l’idée infiniment simple d’esseité. Arrivés à ce point, les philosophes ont construit à leur gré dans l’espace chimérique que le délire de la réflexion avoit créé ; ils ont oublié que l’abstraction étoit l’ouvrage de l’esprit, qu’il n’existoit dans la nature que des individus, que si un homme étoit moins dissemblable à un homme qu’un ours, il en étoit tout aussi distinct. Ils ont appellé leurs abstractions les essences des choses, ont caractérisé les essences par la possibilité, la possibilité par la compatibilité des attributs ; mais interrogés quelle compatibilité d’attributs l’esprit peut appercevoir dans l’idée infiniment simple & généralisée d’esséité ; ils se sont apperçus qu’ils n’avoient réussi qu’à éloigner la difficulté pour y retomber. Semblables au sophiste indien, qui pressé de dire sur quoi s’appuyoit la tortue immense qui portoit l’éléphant qui soutenoit la terre, répondit que c’étoit un mystere.

Revenons à la nature : tout composé suppose des composans, puisqu’il en est le résultat ; donc tout composé se résout en êtres simples. La conséquence la plus immédiate de la simplicité des substances, est la simplicité des essences ; outre que la décomposition à l’infini répugneroit également dans l’un & l’autre cas. Or les idées ou essences simples n’existent pas dans le néant, car le rien n’a point de propriétés ; elles ne sont pas non-plus une pure abstraction, puisqu’elles sont la vraie représentation des substances simples ; leur vérité métaphysique est donc la raison suffisante de leur esséité dans le sens que l’une n’est plus distincte de l’autre, par la raison sans replique que dans le dernier anneau de la chaîne, la cause & l’effet doivent nécessairement se confondre, & qu’à ce point l’être résulte de sa nature.

La noble simplicité de ce principe, sa suffisance à expliquer tous les problemes métaphysiques & physiques, doit convaincre tous les esprits. Malheur & mépris à la foiblesse d’ame qui fait rejetter un principe lumineux par l’opposition des conséquences aux opinions reçues. Faudra-t-il donc vieillir dans l’enfance des préjugés, ou plutôt dans l’épouvante des puissans qui les accréditent ? Etres pusillanimes, vous dégradez la noblesse indépendante de la raison pour vous faire des motifs de crédibilité de la crainte ou de l’espérance !

De la vérité mathématique. Newton à Londres, & Leibnits à Leipsick, calculoient l’infini géométrique, parvenoient aux mêmes résultats par une même méthode diversement presentée, s’éclairoient & ne se contredisoient point. Dans la même ville, l’altier courtisan, l’insolent millionaire, l’humble manœuvre rassemblés dans le réduit d’un philosophe, & interrogés sur le sens du mot décence, disputent & ne s’entendent pas. C’est que les géometres parlent tous

une même langue ; mais les hommes, en traitant de la morale, ne prononcent que les mêmes sons ; leurs idées varient suivant le mode & le degré d’opposition de l’intérêt de chaque individu de l’intérêt général.

Le mathématicien suppose une quantité physique abstraite, la définit d’après la supposition, affirme la définition, & le défini réciproquement l’un de l’autre. Aussi ses spéculations ne seroient-elles qu’une science de mots, si réduit aux suppositions rigoureuses, l’à-peu-près n’existoit pas dans la nature. Mais de l’application des principes mathématiques, il résulte quelquefois dans la physique des approximations si voisines de la précision, que la difference est nulle pour l’expérience & l’utilité.

J’ai dit quelquefois ; car il faut distinguer les occasions où le géometre physicien peut calculer la quantité physique & l’effet de la force dominante, sans alliage des circonstances où ses spéculations sont subordonnées à la nature des substances, & aux inégalités qui résultent dans l’apperçu de l’effet général de l’action des causes immédiates. Après avoir calculé en méchanique l’effet de la pesanteur & la force de l’élasticité, le géometre attend pour fixer son résultat, que l’experience l’instruise de l’effet de la résistance des milieux, de la contraction & de la dilatation des métaux, des frottemens, &c. & souvent il a décidé à l’académie ce que l’artiste dément avec raison dans son attelier. Voyez les liqueurs dans de grands canaux se soumettre aux lois de l’équilibre, que la nature semble violer dans les tubes capillaires. C’est qu’ici l’inégalité des parois unies seulement en apparence devient plus efficace par le rapprochement : l’attraction latérale balance la force centrale : l’air s’échappe avec moins de facilité ; l’esprit humain humilié voit ses efforts échouer contre le jeu le plus léger de la nature ; il semble ne pouvoir braver la difficulté que dans l’éloignement.

Alors voyez par quelle longue série de conséquences il va appliquer ses principes avec certitude. Il mesure la distance des planetes, & dissipe les frayeurs qu’inspiroient à l’ignorance leurs périodiques interpositions ; il dirige la course, & prescrit la forme de ces bâtimens agités qui unissent les deux mondes pour le malheur de l’un & la corruption de l’autre ; il divise en portions égales la mesure commune de nos plaisirs & de nos peines. L’esprit dans des points aussi éloignés ou des circonstances aussi compliquées, auroit-il apperçu sans peine que le tout est plus grand que sa partie ou égal à toutes ses parties prises ensemble ? &c. Il faut donc soigneusement distinguer en mathématique la simplicité évidente de la vérité, de la difficulté de la méthode.

De la vérité physique. Les vérités physiques sont garanties par le sens intime, quand elles sont calculées d’après les impressions des objets extérieurs sur nos sens, ou d’après les effets immédiats de nos sensations. S’il s’éleve deux opinions opposées, la contradiction n’est que dans les mots, & naît de la diversité d’impression que le même objet fait sur deux organes différens.

Mais si trompant les intentions de la sage nature, qui ne nous avoit formés que pour jouir, nous voulons connoître : si non contens d’éprouver les effets, nous cherchons à approfondir les causes & à développer la nature des substances, tout devient conjecture & système ; le moyen cesse d’être proportionné à nos recherches. Inutiles théoriciens, osez vous en plaindre, après avoir marqué du sceau de l’évidence les connoissances de premier besoin que devoit la nature à la curiosité & au superflu.

La vérité physique se réduit donc à la réalité de nos sensations, à l’action & à la réaction des substances simples.