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Mais lorsque les richesses & le luxe eurent tout corrompu, le desir de dominer, qui naît toujours de l’extrème opulence, enfanta des citoyens cruels qui déchirerent leur patrie pour l’asservir. Rome eut des maîtres, &, comme nous l’avons dit, d’autres besoins que ceux de la république, l’autorité établit les tributs & les multiplia.

Alors il arriva ce qu’on a vu depuis. On ne songea qu’à recouvrer, & point du tout à regler la perception. Chaque nouvel impôt étoit une usurpation ; des précautions pour que la recette s’en fît avec égalité sur tous les citoyens, pouvoient en annoncer la durée, & les avertir de l’oppression. On n’en fit point. Quand la tyrannie les eût portés à l’excès, c’étoit encore moins le tems de la justice distributive ; ils se sont accumulés avec le même desordre. On ne fait jamais autrement ce qu’on ne doit pas faire.

Une preuve de cela, c’est que ce droit des Romains, optimo jure, subsistoit encore sous Justinien, qui déclara, en le supprimant tout-à-fait, que ce n’étoit plus qu’un vain nom, sans aucun avantage. En le détruisant par le fait, on avoit donc craint d’en abolir l’expression. On laissoit le phantome de la liberté, en accablant les peuples de vexations.

Les nations qui fonderent en Europe sur les ruines de cet empire immense les états qui existent aujourd’hui, apporterent des pays qu’elles quittoient les principes & la forme du gouvernement féodal qu’elles y établirent ; tant que dura cette constitution, les impôts furent inutiles. Tous les frais de l’administration publique, l’ordre & la police dans l’intérieur étoient à la charge des possesseurs de fiefs, chacun dans l’étendue de son ressort, étoit obligé de les y maintenir.

Tous réunissoient leurs forces pour la défense généraie à l’extérieur. Les rois n’étoient que chefs : primus inter pares, celui qui avoit le plus de capacité pour le commandement. Un gouvernement féodal, dit très-bien l’excellent auteur d’une nouvelle histoire d’Ecosse, M. Robertson, étoit proprement le camp d’une grande armée. Le génie & la subordination militaire y regnoit. La possession du sol étoit la paie de chaque soldat, & le service personnel étoit la rétribution qu’il en rendoit. Les barons possédoient une quantité de terrein quelconque, à condition de mener & d’entretenir une certaine quantité d’hommes à la guerre. Ils s’y obligeoient par serment entre les mains du roi général. Ils sous-engageoient aux mêmes conditions à des vassaux moins puissans qu’eux une partie de ces possessions, & voilà l’origine du service des fiefs.

La généralité devoit ce service aux fiefs royaux, qui eux-mêmes le rendoient à l’état. Ceux-ci étoient considérables, les chefs avoient toujours la plus grande part dans le partage des terres conquises. Leur produit suffisoit à leur entretien, ils n’avoient rien au-delà. On voit encore Charlemagne faire vendre le produit de ses basses-cours pour sa dépense personnelle, & mettre l’excédant de ses revenus dans le trésor public. En ce tems là, la voracité des flatteurs n’avoit point encore confondu les droits. On distinguoit très-bien les besoins & les revenus du prince, composés de ses domaines, des besoins & des revede l’état, composés de l’assemblage du service de tous les fiefs, dont les siens faisoient partie.

On lit dans l’histoire que je viens de citer, qu’en Ecosse, la premiere taxe sur les terres ne fut établie qu’en 1555 : en France pendant long tems, outre le service des fiefs, on ne connut que trois sortes de droits : le premier étoit dû lorsque le fils aîné du vassal étoit fait chevalier : le second, au mariage de sa fille aînée : & le troisieme, lorsque le roi ou le seigneur suserain étoit fait prisonnier à la guerre. On

étoit obligé de contribuer pour payer sa rançon.

Mais ces droits, ainsi que quelques autres de vasselage, qui étoient dûs aux rois, étoient plutôt des marques de dépendance que des impôts. Dans des cas très-urgens, les peuples fasoient des dons extraordinaires, mais instantanés, aussi rares que médiocres, & toujours de pure volonté, ce qui les faisoit appeller des dons de bénévolence. Chilperic, pere de Clovis, fut chassé pour avoir voulu lever des taxes sur ses sujets. Childeric tué par Badille, gentilhomme, qu’il avoit fait foueter, pour lui avoir représenté qu’il n’en avoit pas le droit ; Badille ne put jamais pardonner cette injure au prince qu’il assassina. Tant il est vrai que les hommes savent supporter la mort & non pas l’ignominie.

Philippe Auguste manqua de soulever les peuples pour avoir tenté d’établir une imposition ; & sous Philippe le Bel les principales villes du royaume se révolterent pour la même cause. Il est dit que Louis IX. recommanda à son fils de ne jamais rien exiger de ses sujets sans leur consentement ; & l’assemblée des notables sous Louis Hutin, arrêta que les souverains ne pourroient lever aucuns deniers extraordinaires sans l’aveu des trois états, & qu’ils en feroient serment à leur sacre.

Ce ne fut que sous Charles VI. dans le desordre & les calamités d’une invasion étrangere que la taille par tête s’introduisit. Les guerres que Charles VII. eut à soutenir pour reconquerir le royaume, lui donnerent le moyen de perpétuer cet impôt, plus funeste encore par ses longs effets, que l’invasion même qui l’avoit occasionné. Les mémoires de Sully nous montrent la progression successive de ce tribut. Ce qu’il y a de pire, c’est qu’il existe encore avec tout l’arbitraire qui le rend destructeur, avec la même diversité de principes pour la répartition, & tous les vices qui étoient inséparables d’un établissement fait à la hâte, dans un tems de trouble, au milieu des désastres qui affligeoient la France, & pour un secours urgent & momentané.

Il n’en est pas des édits qui se publient en Europe, comme de ceux que rendent les souverains de l’Asie. Ceux-ci n’ont pour objet que de remettre des tributs ; les autres que d’en ordonner. Ils n’ont rien laissé d’affranchi sur la terre pour les hommes : on diroit qu’ils n’ont aucuns droits à son habitation & à ce qu’elle produit. On leur vend les dons que la nature leur fait gratis ; même ce qu’ils en obtiennent à force de travaux : c’est la sueur qu’on impose. Tout est taxé jusqu’à leurs actions, jusqu’à l’espace qu’ils occupent, jusqu’à leur existence ; il faut qu’ils paient le droit d’en jouir.

Ceux qui en sont le plus instruits ne pourroient pas se flatter de connoître & de faire une énumération exacte de cette foule étonnante de droits ajoutés à la taille, & multipliés sur toutes choses en général & sur chacune en particulier. D’abord dans son état originaire, ensuite dans toutes ses modifications possibles, & toujours par la même cause, avec aussi peu de mesures, pour qu’ils fussent supportés dans la proportion des facultés individuelles, ne cherchant que le produit, & croyant avoir tout prévu & tout fait, pourvu que les peuples fussent forcés de payer.

Il résulte plus de préjudices de cette innombrable quantité d’impôts & du désordre dans lequel s’en fait la levée, que de leur charge même quelqu’énorme qu’elle soit. Une forme de les percevoir qui anéantiroit cette diversité funeste, seroit donc par cela seul un grand bien, dût-elle n’en pas procurer d’autre ; mais elle auroit encore cet avantage qu’elle affranchiroit les peuples des vexations dont elle est la source, garantiroit leur liberté, & celle du com-