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Nous donnerons plus bas la solution de cette difficulté dans d’autres principes. Passons à l’examen du beau relatif, de ce beau qu’on apperçoit dans un objet considéré comme l’imitation d’un original, selon, ceux de Hutcheson & de ses sectateurs.

Cette partie de son système n’a rien de particulier. Selon cet auteur, & selon tout le monde, ce beau ne peut consister que dans la conformité qui se trouve entre le modele & la copie.

D’où il s’ensuit que pour le beau relatif, il n’est pas nécessaire qu’il y ait aucune beauté dans l’original. Les forêts, les montagnes, les précipices, le cahos, les rides de la vieillesse, la pâleur de la mort, les effets de la maladie, plaisent en peinture ; ils plaisent aussi en Poësie : ce qu’Aristote appelle un caractere moral, n’est point celui d’un homme vertueux ; & ce qu’on entend par fabula bene morata, n’est autre chose qu’un poëme épique ou dramatique, où les actions, les sentimens, & les discours sont d’accord avec les caracteres bons ou mauvais.

Cependant on ne peut nier que la peinture d’un objet qui aura quelque beauté absolue, ne plaise ordinairement davantage que celle d’un objet qui n’aura point ce beau. La seule exception qu’il y ait peut-être à cette regle, c’est le cas où la conformité de la peinture avec l’état du spectateur gagnant tout ce qu’on ôte à la beauté absolue du modele, la peinture en devient d’autant plus intéressante ; cet intérêt qui naît de l’imperfection, est la raison pour laquelle on a voulu que le héros d’un poëme épique ou héroïque ne fût point sans défaut.

La plûpart des autres beautés de la poesie & de l’éloquence suivent la loi du beau relatif. La conformité avec le vrai rend les comparaisons, les métaphores, & les allégories belles, lors même qu’il n’y a aucune beauté absolue dans les objets qu’elles représentent.

Hutcheson insiste ici sur le penchant que nous avons à la comparaison. Voici selon lui quel en est l’origine. Les passions produisent presque toûjours dans les animaux les mêmes mouvemens qu’en nous ; & les objets inanimés de la nature, ont souvent des positions qui ressemblent aux attitudes du corps humain, dans certains états de l’ame ; il n’en a pas fallu davantage, ajoûte l’auteur que nous analysons, pour rendre le lion symbole de la fureur, le tigre celui de la cruauté ; un chêne droit, & dont la cime orgueilleuse s’éleve jusques dans la nue, l’emblème de l’audace ; les mouvemens d’une mer agitée, la peinture des agitations de la colere ; & la mollesse de la tige d’un pavot, dont quelques gouttes de pluie on fait pencher la tête, l’image d’un moribond.

Tel est le système de Hutcheson, qui paroîtra sans doute plus singulier que vrai. Nous ne pouvons cependant trop recommander la lecture de son ouvrage, sur-tout dans l’original ; on y trouvera un grand nombre d’observations délicates sur la maniere d’atteindre la perfection dans la pratique des beaux Arts. Nous allons maintenant exposer les idées du pere André Jésuite. Son essai sur le beau est le système le plus suivi, le plus étendu, & le mieux lié que je connoisse. J’oserois assûrer qu’il est dans son genre ce que le traité des beaux Arts réduits à un seul principe est dans le sien. Ce sont deux bons ouvrages auxquels il n’a manqué qu’un chapitre pour être excellens ; & il en faut savoir d’autant plus mauvais gré à ces deux auteurs de l’avoir omis. M. l’abbé Batteux rappelle tous les principes des beaux Arts à l’imitation de la belle nature : mais il ne nous apprend point ce que c’est que la belle nature. Le pere André distribue avec beaucoup de sagacité & de philosophie le beau en général dans ses différentes especes ; il les définit toutes avec précision : mais on ne trouve la définition du genre, celle du beau en général, dans au-

cun endroit de son livre, à moins qu’il ne le fasse

consister dans l’unité comme S. Augustin. Il parle sans cesse d’ordre, de proportion, d’harmonie, &c. mais il ne dit pas un mot de l’origine de ces idées.

Le pere André distingue les notions générales de l’esprit pur, qui nous donnent les regles éternelles du beau ; les jugemens naturels de l’ame où le sentiment se mêle avec les idées purement spirituelles, mais sans les détruire ; & les préjugés de l’éducation & de la coûtume, qui semblent quelquefois les renverser les uns & les autres. Il distribue son ouvrage en quatre chapitres. Le premier est du beau visible ; le second, du beau dans les mœurs ; le troisieme, du beau dans les ouvrages d’esprit, & le quatrieme, du beau musical.

Il agite trois questions sur chacun de ces objets ; il prétend qu’on y découvre un beau essentiel, absolu, indépendant de toute institution, même divine ; un beau naturel dépendant de l’institution du Créateur, mais indépendant de nos opinions & de nos goûts ; un beau artificiel & en quelque sorte arbitraire, mais toûjours avec quelque dépendance des loix éternelles.

Il fait consister le beau essentiel, dans la régularité, l’ordre, la proportion, la symmétrie en général ; le beau naturel, dans la régularité, l’ordre, les proportions, la symmétrie, observés dans les êtres de la nature ; le beau artificiel, dans la régularité, l’ordre, la symmétrie, les proportions observées dans nos productions méchaniques, nos parures, nos bâtimens, nos jardins. Il remarque que ce dernier beau est mêlé d’arbitraire & d’absolu. En Architecture par exemple, il apperçoit deux sortes de regles, les unes qui découlent de la notion indépendante de nous, du beau original & essentiel, & qui exigent indispensablement la perpendicularité des colonnes, le parallélisme des étages, la symmétrie des membres, le dégagement & l’élégance du dessein, & l’unité dans le tout. Les autres qui sont fondées sur des observations particulieres, que les maîtres ont faites en divers tems, & par lesquelles ils ont déterminé les proportions des parties dans les cinq ordres d’Architecture : c’est en conséquence de ces regles, que dans le toscan la hauteur de la colonne contient sept fois le diametre de sa base, dans le dorique huit fois, neuf dans l’ionique, dix dans le corinthien, & dans le composite autant ; que les colonnes ont un renflement, depuis leur naissance jusqu’au tiers du fût ; que dans les deux autres tiers, elles diminuent peu à peu en fuyant le chapiteau ; que les entre-colonnemens sont au plus de huit modules, & au moins de trois ; que la hauteur des portiques, des arcades, des portes & des fenêtres est double de leur largeur. Ces regles n’étant fondées que sur des observations à l’œil & sur des exemples équivoques, sont toûjours un peu incertaines & ne sont pas tout-à-fait indispensables. Aussi voyons nous quelquefois que les grands Architectes se mettent au-dessus d’elles, y ajoûtent, en rabattent, & en imaginent de nouvelles selon les circonstances.

Voilà donc dans les productions des Arts, un beau essentiel, un beau de création humaine, & un beau de système : un beau essentiel, qui consiste dans l’ordre ; un beau de création humaine, qui consiste dans l’application libre & dépendante de l’artiste des lois de l’ordre, ou pour parler plus clairement, dans le choix de tel ordre ; & un beau de système, qui naît des observations, & qui donne des varietés même entre les plus savans artistes ; mais jamais au préjudice du beau essentiel, qui est une barriere qu’on ne doit jamais franchir. Hic murus aheneus esto. S’il est arrivé quelquefois aux grands maîtres de se laisser emporter par leur génie au-delà de cette barriere, c’est dans les occasions rares où ils ont prévû que cet écart ajoûteroit plus à la beauté qu’il ne lui ôteroit : mais ils n’en