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les de la nature n’en sont pas exemptes. Entre les tulipes d’un jardin, la plus belle pour un curieux sera celle où il remarquera une étendue, des couleurs, une feuille, des variétés peu communes : mais le Peintre occupé d’effets de lumiere, de teintes, de clair obscur, de formes relatives à son art, négligera tous les caracteres que le fleuriste admire, & prendra pour modele la fleur même méprisée par le curieux. Diversité de talens & de connoissances, cinquieme source de diversité dans les jugemens.

L’ame a le pouvoir d’unir ensemble les idées qu’elle a reçûes séparément, de comparer les objets par le moyen des idées qu’elle en a, d’observer les rapports qu’elles ont entr’elles, d’étendre ou de resserrer ses idées à son gré, de considérer séparément chacune des idées simples qui peuvent s’être trouvées réunies dans la sensation qu’elle en a reçûes. Cette derniere opération de l’ame s’appelle abstraction. V. Abstraction. Les idées des substances corporelles sont composées de diverses idées simples, qui ont fait ensemble leurs impressions lorsque les substances corporelles se sont présentées à nos sens : ce n’est qu’en spécifiant en détail ces idées sensibles, qu’on peut définir les substances. Voyez Substance. Ces sortes de définitions peuvent exciter une idée assez claire d’une substance dans un homme qui ne l’a jamais immédiament apperçûe, pourvû qu’il ait autrefois reçû séparément, par le moyen des sens, toutes les idées simples qui entrent dans la composition de l’idée complexe de la substance définie : mais s’il lui manque la notion de quelqu’une des idées simples dont cette substance est composée, & s’il est privé du sens nécessaire pour les appercevoir, ou si ce sens est dépravé sans retour, il n’est aucune définition qui puisse exciter en lui l’idée dont il n’auroit pas eû précédemment une perception sensible. Voyez Définition. Sixieme source de diversité dans les jugemens que les hommes porteront de la beauté d’une description ; car combien entr’eux de notions fausses, combien de demi-notions du même objet !

Mais ils ne doivent pas s’accorder davantage sur les êtres intellectuels : ils sont tous représentés par des signes ; & il n’y a presqu’aucun de ces signes qui soit assez exactement défini, pour que l’acception n’en soit pas plus étendue ou plus resserrée dans un homme que dans un autre. La Logique & la Métaphysique seroient bien voisines de la perfection, si le Dictionnaire de la langue étoit bien fait : mais c’est encore un ouvrage à desirer ; & comme les mots sont les couleurs dont la Poësie & l’Eloquence se servent, quelle conformité peut-on attendre dans les jugemens du tableau, tant qu’on ne saura seulement pas à quoi s’en tenir sur les couleurs & sur les nuances ? Septieme source de diversité dans les jugemens.

Quel que soit l’être dont nous jugeons ; les goûts & les dégoûts excités par l’instruction, par l’éducation, par le préjugé, ou par un certain ordre factice dans nos idées, sont tous fondés sur l’opinion où nous sommes que ces objets ont quelque perfection ou quelque défaut dans des qualités, pour la perception desquelles nous avons des sens ou des facultés convenables. Huitieme source de diversité.

On peut assûrer que les idées simples qu’un même objet excite en différentes personnes, sont aussi differentes que les goûts & les dégoûts qu’on leur remarque. C’est même une vérité de sentiment ; & il n’est pas plus difficile que plusieurs personnes different entr’elles dans un même instant, relativement aux idées simples, que le même homme ne differe de lui-même dans des instans différens. Nos sens sont dans un état de vicissitude continuelle : un jour on n’a point d’yeux, un autre jour on entend mal ; & d’un jour à l’autre, on voit, on sent, on entend diversement. Neuvieme source de diversité dans les jugemens des

hommes d’un même âge, & d’un même homme en différens âges.

Il se joint par accident à l’objet le plus beau des idées desagréables : si l’on aime le vin d’Espagne, il ne faut qu’en prendre avec de l’émétique pour le détester ; il ne nous est pas libre d’éprouver ou non des nausées à son aspect : le vin d’Espagne est toûjours bon, mais notre condition n’est pas la même par rapport à lui. De même, ce vestibule est toûjours magnifique, mais mon ami y a perdu la vie. Ce théatre n’a pas cessé d’être beau, depuis qu’on m’y a sifflé : mais je ne peux plus le voir, sans que mes oreilles ne soient encore frappées du bruit des sifflets. Je ne vois sous ce vestibule, que mon ami expirant ; je ne sens plus sa beauté. Dixieme source d’une diversité dans les jugemens, occasionnée par ce cortege d’idées accidentelles, qu’il ne nous est pas libre d’écarter de l’idée principale. Post equitem sedet atra cura.

Lorsqu’il s’agit d’objets composés, & qui présentent en même tems des formes naturelles & des formes artificielles, comme dans l’Architecture, les jardins, les ajustemens, &c. notre goût est fondé sur une autre association d’idées moitié raisonnables, moitié capricieuses : quelque foible analogie avec la démarche, le cri, la forme, la couleur d’un objet malfaisant, l’opinion de notre pays, les conventions de nos compatriotes, &c. tout influe dans nos jugemens. Ces causes tendent-elles à nous faire regarder les couleurs éclatantes & vives, comme une marque de vanité ou de quelqu’autre mauvaise disposition de cœur ou d’esprit : certaines formes sont-elles en usage parmi les paysans, ou des gens dont la profession, les emplois, le caractere nous sont odieux ou méprisables ; ces idées accessoires reviendront malgré nous, avec celles de la couleur & de la forme ; & nous prononcerons contre cette couleur & ces formes, quoiqu’elles n’ayent rien en elles-mêmes de desagréable. Onzieme source de diversité.

Quel sera donc l’objet dans la nature sur la beauté, duquel les hommes seront parfaitement d’accord ? La structure des végétaux ? Le méchanisme des animaux ? Le monde ? Mais ceux qui sont le plus frappés des rapports, de l’ordre, des symmétries, des liaisons, qui regnent entre les parties de ce grand tout, ignorant le but que le créateur s’est proposé en le formant, ne sont-ils pas entraînés à prononcer qu’il est parfaitement beau, par les idées qu’ils ont de la divinité ? & ne regardent-ils pas cet ouvrage, comme un chef-d’œuvre, principalement parce qu’il n’a manqué à l’auteur ni la puissance ni la volonté pour le former tel ? Voyez Optimisme. Mais combien d’occasions où nous n’avons pas le même droit d’inférer la perfection de l’ouvrage, du nom seul de l’ouvrier, & où nous ne laissons pas que d’admirer ? Ce tableau est de Raphael, cela suffit. Douzieme source, sinon de diversité, du moins d’erreur dans les jugemens.

Les êtres purement imaginaires, tels que le sphynx, la syrene, le faune, le minotaure, l’homme idéal, &c. sont ceux sur la beauté desquels on semble moins partagé, & cela n’est pas surprenant : ces êtres imaginaires sont à la vérité formés d’après les rapports que nous voyons observés dans les êtres réels ; mais le modele auquel ils doivent ressembler, épars entre toutes les productions de la nature, est proprement par tout & nulle part.

Quoi qu’il en soit de toutes ces causes de diversité dans nos jugemens, ce n’est point une raison de penser que le beau réel, celui qui consiste dans la perception des rapports, soit une chimere ; l’application de ce principe peut varier à l’infini, & ses modifications accidentelles occasionner des dissertations & des guerres littéraires : mais le principe n’en est pas moins constant. Il n’y a peut-être pas deux hommes sur toute la terre, qui apperçoivent exactement les mêmes rapports dans un même objet, & qui le jugent