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deux causes fort simples, savoir la plus grande légereté du dissolvant procurée par le mêlange d’une liqueur moins pesante, & l’affusion d’une liqueur pesante qui, en descendant avec effort, entraîne avec elle les particules du corps dissous, &c. Mais trop de faits démontrent évidemment le chimérique de ces suppositions si gratuites d’ailleurs en soi. Versez tant d’esprit de vin qu’il vous plaira dans une dissolution la plus saturée d’un sel neutre déliquescent, par ex. de la terre foliée ; vous n’en précipiterez pas un atome ; un corps dissous dans l’acide vitriolique le plus concentré n’en sera que plus constamment soûtenu, si vous ajoûtez de l’eau à la dissolution, &c. Faites tomber avec telle vîtesse que vous voudrez, la liqueur la plus pesante de la nature, le mercure, dans telle dissolution d’un sel neutre à base terreuse ou saline qu’il vous plaira, & vous n’en détacherez rien.

Nous voudrions bien admettre avec Boyle que les conditions essentielles pour la fixité, sont la grosseur des parties constituantes du corps fixe, la gravité, ou la solidité de ces corpuscules, & enfin leur inaptitude à l’avolation prise de leur figure rameuse, crochue, courbe, irréguliere en un mot, & s’opposant à ce qu’elles puissent se débarasser les unes des autres, comme étant entrelacées, &c. & faire dépendre la volatilité des qualités contraires, &c. mais les faits dérangent toutes ces idées : des corps acquierent de la volatilité en acquérant de la grosseur, comme la lune cornée. Que si Boyle me dit, & il n’y manquera pas, que l’acide marin lui donne des aîles, en étendant sa surface, je lui répondrai que cela même devroit nuire à la troisieme condition, en augmentant l’irrégularité de figure propre à entrelacer, &c. Des corps pesans ou solides sont volatils, le mercure ; des corps legers ou rares sont fixes, l’alkali fixe, &c. En un mot, quant à ces figures, ces entrelacemens de parties, ces spires si cheres à Boyle, & si ingénieuses, il faut l’avoüer, nous les regrettons réellement ; mais les phénomenes des mixtions, des précipitations, des raréfactions, des coagulations, &c. nous démontrent trop sensiblement que toute union de petits corps ne se fait que par juxtaposition, pour que nous puissions nous accommoder de ces méchanismes purement imaginaires. Mais la doctrine de Newton, postérieure sur ce point à celle de Becher, comme je l’observe ailleurs, les a décrédités assez généralement, pour qu’il soit inutile d’insister sur leur réfutation. En un mot, les actions méchaniques dont il s’agit ici, sont mises en jeu sans fondement ; nous osons même défier qu’on nous présente une explication d’un phénomene chimique fondée sur les lois méchaniques connues dont nous ne démontrions le faux ou le gratuit.

Il est clair que deux sciences qui considerent des objets sous deux aspects si différens, doivent non seulement fournir des connoissances particulieres, distinctes, mais même avoir chacune un certain nombre de notions composées, & une certaine maniere générale d’envisager & de traiter ses sujets, qui leur donnera un langage, une méthode, & des moyens différens. Le Physicien verra des masses, des forces, des qualités ; le chimiste verra des petits corps, des rapports, des principes. Le premier calculera rigoureusement, il réduira à des théories des effets sensibles & des forces, c’est-à-dire, qu’il soûmettra ces effets & ces forces au calcul (car c’est-là la théorie du physicien moderne) & il établira des loix que les expériences confirmeront à-peu-près ; je dis à-peu-près, parce que les Mathématiciens conviennent eux-mêmes que l’exercice des forces qu’ils calculent suppose toûjours un modo nihil obstet, & que le cas où rien ne s’oppose n’existe jamais dans la nature. Les théories du second seront vagues & d’approximation ; ce seront des expositions claires de la nature, & des

propriétés chimiques d’un certain corps, ou d’un certain principe considéré dans toutes les combinaisons qu’il peut subir par la nature & par l’art ; de ses rapports avec les corps ou les principes d’une certaine classe, & enfin des modifications qu’il éprouve ou qu’il produit à raison de ces combinaisons & de ces rapports, le tout posé sur des faits majeurs ou fondamentaux découverts par ce que j’appellerai un pressentiment expérimental, sur les indices d’expériences vagues ou du tâtonnement, mais jamais fournis immédiatement par ce dernier secours. V. Phlogistique, Nitre, Sel marin, Vitriol, &c. En un mot, le génie physicien porté peut-être au plus haut degré où l’humanité puisse atteindre, produira les principes mathématiques de Newton, & l’extrême correspondant du génie chimiste, le specimen Becherianum de Stahl.

Tant que le Chimiste & le Physicien philosopheront chacun à leur maniere sur leurs objets respectifs, qu’ils les analyseront, les compareront ; les raprocheront, les composeront, & que sur leurs objets communs ce sera celui qui aura le plus vû qui donnera le ton, tout ira bien.

Mais si quelqu’un confond tout ce que nous avons distingué, soit parce qu’il n’a pas soupçonné l’existence & la nécessité de cette distinction, à cause de sa vûe courte, ou parce qu’il l’a rejettée à force de tête : si le chimiste se mêle des objets physiques, ne sachant que la Chimie, ou si le physicien propose des loix à la Chimie, ne connoissant que les phénomenes physiques : si l’un applique les loix des masses aux affections des petits corps, ou si l’autre transporte les affections des petits corps aux actions des masses : si l’on traite more chimico les choses physiques, & les chimiques more physico : si l’on veut dissoudre un sel avec un coin, ou faire tourner un moulin par un menstrue, tout ira mal.

Le simple chimiste, ou le simple physicien a-t-il embrassé lui seul la science générale des corps, & a-t-il prétendu assujettir à ses notions particulieres, des propriétés communes ? la science générale sera défectueuse & mauvaise ; lorsqu’il lui arrivera de descendre par la synthese, de ses principes qu’il prendra pour généraux, & pour des données sur lesquelles il peut compter, il faudra nécessairement qu’il s’égare. Or toutes les Métaphysiques Physiques, ou pour me servir de l’expression de Wolf, toutes les Cosmologies que je connois sont des ouvrages de Physiciens. Quelques-unes marqueront, si l’on veut, les plus grands efforts du génie ; je consens même qu’il y en ait qu’il soit impossible de détruire & de réfuter, parce que ce sont des enchaînemens de notions abstraites & de définitions nominales, que le métaphysicien a déterminées & circonscrites à sa fantaisie ; mais la science générale des propriétés des corps n’en existera pas pour cela plus solide & plus réelle ; quand je dis la science générale des corps, j’entends des corps physiques, tels que nous les observons dans la nature, avec toutes leurs conditions, & non des corps dépouillés, & presque anéantis par des abstractions.

Nous pouvons assûrer de la plûpart des prétendues vérités générales qui servent de bases aux systèmes généraux subsistans, sans en excepter les fameux principes de Leibnitz, ce que M. Merian a dit du Spinosisme dans un mémoire sur l’apperception, hist. de l’acad. de Prusse 1749 ; que c’est dans le passage de l’abstraction à la réalité que ces vérités trouvent leur terme fatal, & qu’il n’y a qu’à tenter ce passage pour voir s’écrouler de soi-même le colosse qu’elles soûtenoient.

C’est des différentes sources que nous venons d’indiquer, que sont sorties mille erreurs, à propos desquelles nous pourrions dire à ceux qui les avancent