Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 4.djvu/482

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas s’étonner qu’elles ne se fassent point, lorsqu’on les dérange par la multitude des remedes ; il faut pourtant avoüer qu’il y a des maladies malignes dans lesquelles on ne doit pas s’attendre aux coctions & aux crises : d’ailleurs le tempérament du malade, le pays qu’il habite, la constitution de l’année, & la différence des saisons, sont cause que les crises ne se font point dans nos pays précisément, comme en Grece, en Asie ; ce que Houlier avoit déjà avancé avant lui.

La comparaison que Baglivi fait du mouvement des humeurs animales avec la fermentation des liqueurs spiritueuses, mérite une réflexion ; elle est sortie de l’école des chimistes, & il me semble qu’elle prouve qu’il falloit bien que Baglivi fût persuadé de la vérité des crises & des jours critiques. En effet l’attachement que Baglivi avoit pour le solidisme, ne permet pas de douter qu’il n’eût fait des efforts pour l’appliquer à la marche des crises. Il nous a fait part ailleurs de ses essais à cet égard ; mais ici il se sert du système des humoristes, soit qu’il voulût les persuader par leur propre système, soit qu’il préférât de bonne grace la vérité de l’observation à ses explications. Il seroit à souhaiter que tous les Medecins imitassent cette candeur ; les exemples de ceux qui ne mettent au jour que les observations qui quadrent bien avec leur système particulier, & qui oublient ou qui n’apperçoivent peut-être pas celles qui pourroient le déranger, ne sont que trop communs. Chacun a sa maniere de voir les objets, chacun en juge à sa façon ; c’est pourquoi la diversité même des systèmes peut avoir ses usages en Medecine.

Les Medecins plus modernes que Baglivi, ceux de l’école de Montpellier qui ont succédé à Riviere, tels que Barbeïrac qui est un des premiers législateurs parmi les modernes, & qu’un de ses compatriotes célebre professeur du dernier siecle, un des Châtelains, regarde (dans des manuscrits qui n’ont point vû le jour) comme le premier auteur de tout ce que Sidenham a publié de plus précieux, Barbeïrac, & ses autres confreres, qui ont pratiqué & enseigné la Medecine avec beaucoup plus de netteté, de simplicité & de précision que les Chimistes & les Galénistes, ont négligé les crises, & n’en ont presque point parlé ; ils ne les ont, ni adoptées comme les anciens, ni vilipendées comme les Chimistes, auxquels ils n’ont rien reproché à cet égard ; en un mot ces questions sont devenues pour eux comme inutiles, comme non avenues, & comme tenans aux hypothèses des vieilles écoles. La même chose est arrivée à-peu-près aux medecins de l’école de Paris (à moins qu’on ne doive en excepter Hecquet qui a tant varié). Ils ont été long-tems à se concilier sur les systèmes chimiques ; & il y en a eu beaucoup qui ont parû rester attaches à la méthode de Houlier, Duret, Baillou. Ces grands hommes auront assûré à l’école de Paris la prééminence sur toutes les autres de l’Europe, principalement si la doctrine des crises vient à reprendre le dessus, puisqu’ils ont été les restaurateurs des opinions anciennes sur cette matiere, & qu’ils ont fondé un système de pratique qui a duré malgré les Chimistes jusqu’aux tems des Chirac & des Silva.

Il y eut dans le dernier siecle, qui est celui dans lequel vivoient les médecins de Montpellier dont je viens de parler, bien de grands hommes dont Hofman cite quelques-uns dans sa dissertation sur les crises, qui crurent qu’il étoit inutile de s’attacher à la doctrine des crises dans nos climats, parce qu’elles ne pouvoient pas se faire comme dans les pays qu’habitoient les anciens médecins. Il ne les taxoient point de superstition ni d’ignorance, ainsi que les chimistes ; ils tâchoient de concilier tous les partis, en donnant quelque chose à chacun d’eux. Ces

medecins ne doivent donc pas être regardés comme des ennemis des crises, & ils different aussi de ceux de Montpellier dont il a été question ci-dessus, & qui gardoient un profond silence au sujet des crises.

On peut placer Sidenham au nombre de ces medecins, c’est-à-dire de ceux que j’appelle de Montpellier : tout le monde connoît la retenue & la modération de Sidenham, aussi-bien que le penchant qu’il avoit pour l’expectation, sur-tout dans les commencemens des épidémies. Je ne parlerai ici que d’une de ses prétentions, que je trouve dans son traitement de la pleurésie : cette prétention mérite quelque consideration ; elle est conçûe en ces termes : Mediante venæ sectione morbifica materia penes meum est arbitrium, & orificium a phlebotomo incisum tracheæ vices subire cogitur ; « je peus à mon gré tirer par la saignée toute la matiere morbifique qui auroit dû être emportée par les crachats ». Ce n’est point ici le lieu d’examiner si cette proposition est bien ou mal fondée ; il suffit de remarquer qu’elle paroît directement opposée à la méthode des anciens, ou à leur attention à ne pas troubler la nature. C’est une assertion hardie, qui appuie singulierement la vivacité & l’activité des Chimistes, & de tous les ennemis des crises, & des jours critiques : car enfin quelqu’un qui se flatte de maîtriser la nature comme Sidenham, & de lui dérober la matiere des excrétions, peut-il être regardé comme son ministre, dans le sens que les anciens donnoient à cette dénomination ? Joignez à cette réflexion les loüanges que Harris donne à Sidenham, pour avoir osé purger dans tous les tems de la fievre, sans compter la maniere dont celui-ci s’efforçoit de diminuer la force de la fievre par l’usage des rafraîchissans dans la petite vérole, & vous serez obligé de convenir que la pratique de Sidenham pourroit bien n’avoir pas été conforme au ton de douceur qu’il avoit sû prendre, ni à la définition qu’il donnoit lui-même de la maladie, qu’il regardoit comme un effort utile & nécessaire de la nature. C’est où j’en voulois venir, & je conclus de-là qu’il ne faut pas toûjours juger de la pratique journaliere d’un medecin par ce qu’il se vante lui-même de faire ; tel qui se donne pour un athlete prêt à combattre de front une maladie, est souvent très-timide dans le traitement : d’autre côté, il en est qui vantent leur prudence, leur attention à ne pas déranger la nature, & qui sont souvent ses ennemis les plus décidés. Seroit-ce que dans la Medecine comme ailleurs, les hommes ont de la peine à se guider par leurs propres principes ? J’insisterois moins sur cette matiere, si je n’avois connu des medecins qui se trompent, pour ainsi dire, eux-mêmes, & qui pourroient induire à erreur les gens qui voudroient les croire sur ce qu’ils disent de leur méthode. C’est en les voyant agir vis-à-vis des malades, qu’on apprend à les bien connoître : c’est alors que le masque tombe.

Stahl & toute son école ont eu un penchant très-décidé pour les crises & pour les jours critiques ; leur autocratie les conduisoit à imiter la lenteur & la méthode des anciens, plûtôt que la vivacité des Chimistes ; l’expectation devint un mot pour ainsi dire sacré dans cette secte, d’autant plus qu’il lui attira comme on sait, de piquantes railleries de la part d’un Harvée, fameux satyrique en Medecine. Nenter, Stahlien déclaré, a donné l’histoire & les divisions des jours critiques à la façon des anciens. En un mot il est à présumer, par tout ce qu’on trouve à ce sujet dans les ouvrages de Stahl & dans ceux de ses disciples, qu’ils auroient très-volontiers suivi & attendu les crises & les jours critiques, s’ils n’avoient été arrêtés par la difficulté qu’il y avoit de livrer l’ordre, la marche, & les changemens des redoublemens à l’ame, à laquelle ils n’avoient déjà donné que trop d’occupation. Comment oser dire en effet