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connoissances, que le critique doit observer avec soin : suivre pas à pas la science dans ses progrès, marquer les obstacles qui l’ont retardée, comment ces obstacles ont été levés, & par quel enchaînement de difficultés & de solutions elle a passé du doute à la probabilité, de la probabilité à l’évidence. Par-là il imposeroit silence à ceux qui ne font que grossir le volume de la science sans en augmenter le thrésor. Il marqueroit le pas qu’elle auroit fait dans un ouvrage ; ou renverroit l’ouvrage au néant, si l’auteur la laissoit où il l’auroit prise. Tels sont dans cette partie l’objet & le fruit de la critique. Combien cette réforme nous restitueroit d’espace dans nos bibliotheques ! Que deviendroit cette foule épouvantable de faiseurs d’élémens en tout genre, ces prolixes démonstrateurs de vérités dont personne ne doute ; ces physiciens romanciers qui prenant leur imagination pour le livre de la nature, érigent leurs visions en découvertes, & leurs songes en systèmes suivis ; ces amplificateurs ingénieux qui délayent un fait en 20 pages de superfluités puériles, & qui tourmentent à force d’esprit une vérité claire & simple, jusqu’à ce qu’ils l’ayent rendue obscure & compliquée ? Tous ces auteurs qui causent sur la science au lieu d’en raisonner, seroient retranchés du nombre des livres utiles : on auroit beaucoup moins à lire, & beaucoup plus à recueillir.

Cette réduction seroit encore plus considérable dans les sciences abstraites, que dans la science des faits. Les premieres sont comme l’air qui occupe un espace immense lorsqu’il est libre de s’étendre, & qui n’acquiert de la consistance qu’à mesure qu’il est pressé.

L’emploi du critique dans cette partie seroit donc de ramener les idées aux choses, la Métaphysique & la Géométrie à la Morale & à la Physique ; de les empêcher de se répandre dans le vuide des abstractions, & s’il est permis de le dire, de retrancher de leur surface pour ajoûter à leur solidité. Un métaphysicien ou un géometre qui applique la force de son génie à de vaines spéculations, ressemble à ce luteur que nous peint Virgile :

Alternaque jactat
Brachia protendens, & verberat ictibus auras.

Æn. lib. V.

M. de Fontenelle qui a porté si loin l’esprit d’ordre, de précision, & de clarté, eût été un critique supérieur, soit dans les sciences abstraites, soit dans celle de la nature ; & Bayle (que nous considérons ici seulement comme littérateur) n’avoit besoin pour exceller dans sa partie, que de plus d’indépendance, de tranquillité, & de loisir. Avec ces trois conditions essentielles à un critique, il eût dit ce qu’il pensoit, & l’eût dit en moins de volumes.

Critique dans les Arts libéraux ou les beaux Arts. Tout homme qui produit un ouvrage dans un genre auquel nous ne sommes point préparés, excite aisément notre admiration. Nous ne devenons admirateurs difficiles que lorsque les ouvrages dans le même genre venant à se multiplier, nous pouvons établir des points de comparaison, & en tirer des regles plus ou moins séveres, suivant les nouvelles productions qui nous sont offertes. Celles de ces productions où l’on a constamment reconnu un mérite supérieur, servent de modeles. Il s’en faut beaucoup que ces modeles soient parfaits ; ils ont seulement chacun en particulier une ou plusieurs qualités excellentes qui les distinguent. L’esprit faisant alors ce qu’on nous dit d’Apelle, se forme d’une multitude de beautés éparses un tout idéal qui les rassemble. C’est à ce modele intellectuel au dessus de toutes les productions existantes, qu’il rapportera les ouvrages dont il se constituera le juge. Le critique

supérieur doit donc avoir dans son imagination

autant de modeles différens qu’il y a de genres. Le critique subalterne est celui qui n’ayant pas dequoi se former ces modeles transcendans, rapporte tout dans ses jugemens aux productions existantes. Le critique ignorant est celui qui ne connoît point, ou qui connoît mal ces objets de comparaison. C’est le plus ou le moins de justesse, de force, d’étendue dans l’esprit, de sensibilité dans l’ame, de chaleur dans l’imagination, qui marque les degrés de perfection entre les modeles & les rangs parmi les critiques. Tous les Arts n’exigent pas ces qualités réunies dans une égale proportion ; dans les uns l’organe décide, l’imagination dans les autres, le sentiment dans la plûpart ; & l’esprit qui influe sur tous, ne préside sur aucun.

Dans l’Architecture & l’Harmonie, le type intellectuel que le critique est obligé de se former, exige une étude d’autant plus profonde des possibles, & pour en déterminer le choix, une connoissance d’autant plus précise du rapport des objets avec nos organes, que les beautés physiques de ces deux arts n’ont pour arbitre que le goût, c’est-à-dire ce tact de l’ame, cette faculté innée ou acquise de saisir & de préférer le beau, espece d’instinct qui juge les regles & qui n’en a point. Il n’en a point en harmonie : la résonnance du corps sonore indique les proportions ; mais c’est à l’oreille à nous guider dans le mêlange des accords. Il n’en a point en Architecture : tant qu’elle s’est bornée à nos besoins, elle a pû se modeler sur les productions naturelles ; mais dès qu’on a voulu joindre la décoration à la solidité, l’imagination a créé les formes, & l’œil en a fixé le choix. La premiere cabane, qui ne fut-elle même qu’un essai de l’industrie éclairée par le besoin, avoit si l’on veut pour appuis quelques pieux enfoncés dans la terre, ces pieux soûtenoient des traverses, & celles-ci portoient des chevrons chargés d’un toît. Mais de bonne-foi peut-on tirer de ce modele brute les proportions des colonnes, de l’entablement & du fronton ?

Le sentiment du beau physique, soit en Architecture, soit en Harmonie, dépend donc essentiellement du rapport des objets avec nos organes ; & le point essentiel pour le critique, est de s’assûrer du témoignage de ses sens. Le critique ignorant n’en doute jamais. Le critique subalterne consulte ceux qui l’environnent, & croit bien voir & bien entendre lorsqu’il voit & entend comme eux. Le critique supérieur consulte le goût des différens peuples ; il les trouve divisés sur des ornemens de caprice ; il les voit réunis sur des beautés essentielles qui ne vieillissent jamais, & dont les débris ont le charme de la nouveauté ; il se replie sur lui-même, & par l’impression plus ou moins vive qu’ont faite sur lui ces beautés, il s’assûre ou se défie du rapport de ses organes. Dès-lors il peut former son modele intellectuel de ce qui l’affecte le plus dans les modeles existans, suppléer au défaut de l’un par les beautés de l’autre, & se disposer ainsi à juger non-seulement des faits par les faits, mais encore par les possibles. Dans l’Architecture, il dépouillera le gothique de ses ornemens puériles, mais il adoptera la coupe hardie, majestueuse, & legere de ses voûtes, qu’il revêtira des beautés simples & mâles du grec : dans celui-ci, il joindra la frise ionique à la colonne dorique, la base dorique au chapiteau corinthien, à ce chapiteau si élégant, si noble, & si contraire à la vraissemblance. Il aura recours au compas & au calcul pour proportionner les hauteurs aux bases, & les supports aux fardeaux ; mais dans le détail des ornemens, il jugera d’un coup-d’œil les rapports de l’ensemble, sans exiger qu’on fasse du triglif un quarré long, du metope un quarré parfait, &c. bisarrerie