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moisson abondante, ne peut donc s’opérer utilement que par les achats étrangers.

Il doit donc y avoir des permissions d’exporter les grains, pour parvenir à s’en procurer une quantité suffisante aux besoins, & établir l’équilibre sur les prix.

Une question se présente naturellement ; c’est de déterminer la quantité qui doit sortir.

Je répondrai que c’est précisément celle qui assûre un bénéfice à nos magasiniers de grains, sans gêner la subsistance des ouvriers, des matelots, & des soldats.

C’est donc sur le prix du pain ou des grains qu’il convient de régler l’exportation, & ce prix doit être proportionné aux facultés des pauvres.

Etablissons des faits qui puissent nous guider. Le prix commun du setier de froment pesant 230 liv. s’est trouvé de 18 liv. 13 s. 8 den. depuis 1706 jusqu’en 1745 inclusivement : mais depuis 1736, il paroît que le prix commun a été de 19 à 20 liv. supposons de 19 liv. 10 s. tant que ce prix ne sera point excédé, ni celui des autres grains en proportion, il est à croire que le pain sera à bon marché sur le pié des salaires actuels.

Deux tiers d’année sont réputés fournir la masse de grains nécessaire à la subsistance de la nation. Mais il est dans la nature des choses que les prix augmentent au-delà du prix commun de 19 liv. 10 s. lorsqu’il ne se trouve que cette quantité juste. Ceux qui font commerce de grains, doivent, si on leur suppose la plus petite intelligence de leur profession, amasser dans leurs magasins, outre ce qu’ils destinent à leur débit journalier, une quantité réservée pour les cas fortuits, jusqu’à ce que les apparences de la récolte suivante les décident. Le risque d’une pareille spéculation est toûjours médiocre, si les grains ont été achetés à bon compte. Dès que les apparences promettent une augmentation de prix, le grain devient plus rare dans les marchés, parce que plusieurs forment à l’insçû les uns des autres le même projet ; & à toute extrémité chacun se flate de ne pas vendre, même en attendant, au-dessous du prix actuel. Le prix des blés doit donc augmenter au-delà du prix commun, lorsque la quantité existante se trouve bornée dans l’opinion commune au nécessaire exact : ceux qui connoissent ce commerce ne me dédiront pas.

Evaluons ces reserves des marchandises à seulement, lorsque les fromens sont à leur prix commun de 19 livres 10 sols le setier, & les autres grains à proportion. De ce raisonnement on pourra inférer qu’au prix de 16 liv. 5 s. le setier de froment, & en proportion celui des autres grains, il se trouve dans le royaume pour une demi-année de subsistance au-delà de la quantité nécessaire, ou de bonne récolte. Ainsi quand même la récolte suivante ne seroit qu’au tiers, on n’auroit point de disette à éprouver. Le peuple alors fait un plus grand usage de chataignes, de blé noir, millet, pois, féves, &c. ce qui diminue d’autant la consommation des autres grains.

La multiplicité des greniers accroîtroit infiniment ces réserves ; & quand même il n’y en auroit que le double de ceux qui existent aujourd’hui, la ressource dureroit deux années : ce qui est moralement suffisant pour la sûreté de la subsistance à un prix modéré.

Il paroîtroit donc que le prix de 16 liv. 5 sols le setier de froment, seroit le dernier terme auquel on pourroit en permettre la sortie pour l’étranger. Peut-être seroit-il convenable, pour favoriser un peu les terres médiocres qui ont besoin d’un plus grand encouragement, de ne pas suivre exactement la proportion sur le meteil, le seigle & l’orge. On pourroit

fixer le prix de la sortie du meteil au-dessous de 14 liv. 5 sols, celle du seigle au-dessous de 13 livres, celle de l’orge au-dessous de 10 l. le setier. Le prix commun du setier d’avoine, de quatre cents quatre-vingts livres pesant, s’étant trouvé pendant quarante ans à 12 livres environ, on en pourroit permettre l’extraction au-dessous du prix de 11 liv.

Si nous supposons à-présent les greniers remplis dans un tems d’abondance, lorsque le froment seroit à 14 livres le setier, le bénéfice qu’on en pourroit espérer, avant même que le prix annonçât la défense de l’exportation, seroit de . La spéculation étant évidemment avantageuse, les spéculateurs ne manqueroient point.

A ce même prix le laboureur qui n’est pas en état de garder, trouveroit encore assez de profit dans sa culture pour la continuer & l’augmenter : car je suppose une année abondante, où la récolte des terres moyennes seroit de quatre pour un par arpent. Le froment à ce prix, & les menus grains à proportion, la récolte de trois années produiroit, suivant l’ancienne culture, 88 livres ; la dépense va à 45 livres, ainsi resteroient pour le fermage, le profit du cultivateur & les impôts, 34 liv. sans compter le profit des bestiaux : c’est-à-dire que les impôts étant à 3 s. pour livre, pour que l’arpent fût affermé 7 liv. 10 s. par an, il faudroit que le cultivateur se contentât par an de 36 s. de bénéfice & du profit des bestiaux. Comme d’un autre côté il est beaucoup de terres capables de produire du froment, qui exigeront plus de 54 l. de dépense par arpent en trois années, & qui rapporteront moins de 88 livres, même dans les bonnes moissons, il s’ensuit évidemment qu’il est à souhaiter que jamais le froment ne soit acheté au-dessous de 14 livres le setier, lorsque l’impôt sur les terres est à 3 sols pour livre, & ainsi de suite : sans quoi l’équilibre de cette profession avec les autres sera anéanti ; beaucoup de terres resteroient en friche, & beaucoup d’hommes sans subsistance. La concurrence intérieure & extérieure des acheteurs bien combinée, est seule capable de garantir les grains de cet avilissement, tandis qu’elle conserveroit aux autres ouvriers l’espérance de ne jamais payer le froment, dans les tems de rareté, au-dessus de 21 à 22 livres le setier : car à la demi-année de subsistance d’avance, que nous avons trouvée devoir exister dans royaume lorsque le froment est à 16 liv. 5 s. le setier, il faut ajoûter l’accroissement naturel des récoltes, lorsqu’une fois le laboureur sera assûré d’y trouver du bénéfice. Aussi je me persuade que si jamais on avoit fait pendant sept à huit ans l’expérience heureuse de cette méthode, il seroit indispensable, pour achever d’établir la proportion entre tous les salaires, d’étendre la permission des exportations jusqu’au prix de 18 & même 19 l. Egalement si la France fait un commerce annuel de deux cents millions, & qu’elle en gagne vingt-cinq par la balance, il est clair que dans quarante ans il faudroit, indépendamment des réductions d’intérét de l’argent, étendre encore de quelque chose la permission d’exporter les grains, ou bien la classe du laboureur seroit moins heureuse que les autres.

Aux prix que nous venons de proposer, l’état n’auroit pas besoin de donner des gratifications pour l’exportation, puisque leur objet principal est de mettre les négocians en état de vendre en concurrence dans les marchés étrangers ; mais il seroit très convenable de restraindre la faculté de l’exportation des grains aux seuls vaisseaux françois, & construits en France. Ces prix sont si bas, que la cherté de notre fret ne nuiroit point à l’exportation ; & pour diminuer le prix du fret, ce qui est essentiel, les seuls moyens sont l’accroissement de la navigation & la diminution de l’intérêt de l’argent.