Les principes métaphysiques de la construction sont les mêmes dans toutes les langues. Je vais en faire l’application sur une ydile de madame Deshoulieres.
Construction grammaticale & raisonnée de l’ydile de madame Deshoulieres, Les moutons.
Hélas petits moutons, que vous êtes heureux !
Vous êtes heureux, c’est la proposition.
Hélas petits moutons, ce sont des adjoints à la proposition, c’est-à-dire que ce sont des mots qui n’entrent grammaticalement ni dans le sujet, ni dans l’attribut de la proposition.
Hélas est une interjection qui marque un sentiment de compassion : ce sentiment a ici pour objet la personne même qui parle ; elle se croit dans un état plus malheureux que la condition des moutons.
Petits moutons, ces deux mots sont une suite de l’exclamation ; ils marquent que c’est aux moutons que l’auteur adresse la parole ; il leur parle comme à des personnes raisonnables.
Moutons, c’est le substantif, c’est-à-dire le suppôt ; l’être existant, c’est le mot qui explique vous.
Petits, c’est l’adjectif ou qualificatif : c’est le mot qui marque que l’on regarde le substantif avec la qualification que ce mot exprime ; c’est le substantif même considéré sous un tel point de vûe.
Petit, n’est pas ici un adjectif qui marque directement le volume & la petitesse des moutons ; c’est plûtôt un terme d’affection & de tendresse. La nature nous inspire ce sentiment pour les enfans & pour les petits des animaux, qui ont plus de besoin de notre secours que les grands.
Petits moutons ; selon l’ordre de l’analyse énonciative de la pensée, il faudroit dire moutons petits, car petits suppose moutons : on ne met petits au pluriel & au masculin, que parce que moutons est au pluriel & au masculin. L’adjectif suit le nombre & le genre de son substantif, parce que l’adjectif n’est que le substantif même considéré avec telle ou telle qualification ; mais parce que ces différentes considérations de l’esprit se font intérieurement dans le même instant, & qu’elles ne sont divisées que par la nécessité de l’énonciation, la construction usuelle place au gré de l’usage certains adjectifs avant, & d’autres après leurs substantifs.
Que vous êtes heureux ! que est pris adverbialement, & vient du latin quantum, ad quantum, à quel point, combien : ainsi que modifie le verbe ; il marque une maniere d’être, & vaut autant que l’adverbe combien.
Vous, est le sujet de la proposition, c’est de vous que l’on juge. Vous, est le pronom de la seconde personne : il est ici au pluriel.
Etes heureux, c’est l’attribut ; c’est ce qu’on juge de vous.
Etes, est le verbe qui outre la valeur ou signification particuliere de marquer l’existence, fait connoître l’action de l’esprit qui attribue cette existence heureuse à vous ; & c’est par cette propriété que ce mot est verbe : on affirme que vous existez heureux.
Les autres mots ne sont que des dénominations ; mais le verbe, outre la valeur ou signification particuliere du qualificatif qu’il renferme, marque encore l’action de l’esprit qui attribue ou applique cette valeur à un sujet.
Etes : la terminaison de ce verbe marque encore le nombre, la personne, & le tems présent.
Heureux est le qualificatif, que l’esprit considere comme uni & identifié à vous, à votre existence ; c’est ce que nous appellons le rapport d’identité.
Vous paissez dans nos champs sans souci, sans allarmes.
Voici une autre proposition.
Vous en est encore le sujet simple : c’est un pro-
Paissez est le verbe dans un sens neutre, c’est-à-dire que ce verbe marque ici un état de sujet ; il exprime en même tems l’action & le terme de l’action : car vous paissez est autant que vous mangez l’herbe. Si le terme de l’action étoit exprimé séparément, & qu’on dît vous paissez l’herbe naissante, le verbe seroit actif transitif.
Dans nos champs, voilà une circonstance de l’action.
Dans est une préposition qui marque une vûe de l’esprit par rapport au lieu : mais dans ne détermine pas le lieu ; c’est un de ces mots incomplets dont nous avons parlé, qui ne font qu’une partie d’un sens particulier, & qui ont besoin d’un autre mot pour former ce sens : ainsi dans est la préposition, & nos champs en est le complément. Alors ces mots dans nos champs font un sens particulier qui entre dans la composition de la proposition. Ces sortes de sens sont souvent exprimés en un seul mot, qu’on appelle adverbe.
Sans souci, voilà encore une préposition avec son complément ; c’est un sens particulier qui fait un incise. Incise vient du latin incisum, qui signifie coupé : c’est un sens détaché qui ajoûte une circonstance de plus à la proposition. Si ce sens étoit supprimé, la proposition auroit une circonstance de moins ; mais elle n’en seroit pas moins proposition.
Sans allarmes est un autre incise.
Aussitôt aimés qu’amoureux,
On ne vous force point à répandre des larmes.
Voici une nouvelle période ; elle a deux membres.
Aussitôt aimés qu’amoureux, c’est le premier membre, c’est-à-dire le premier sens partiel qui entre dans la composition de la période. Il y a ici ellipse, c’est-à-dire que pour faire la construction pleine, il faut suppléer des mots que la construction usuelle supprime, mais dont le sens est dans l’esprit.
Aussitôt aimés qu’amoureux, c’est-à-dire comme vous êtes aimés aussitôt que vous êtes amoureux.
Comme est ici un adverbe relatif qui sert au raisonnement, & qui doit avoir un correlatif comme, c’est-à-dire, & parce que vous êtes, &c.
Vous est le sujet, êtes aimés aussitôt est l’attribut : aussitôt est un adverbe relatif de tems, dans le même tems.
Que, autre adverbe de tems ; c’est le correlatif d’aussitôt. Que appartient à la proposition suivante, que vous êtes amoureux : ce que vient du latin in quo, dans lequel, cùm.
Vous êtes amoureux, c’est la proposition correlative de la précédente.
On ne vous force point à répandre des larmes : cette proposition est la correlative du sens total des deux propositions précédentes.
On est le sujet de la proposition. On vient de homo. Nos peres disoient hom, nou y a hom sus la terre. Voyez Borel au mot hom. On se prend dans un sens indéfini, indéterminé ; une personne quelconque, un individu de votre espece.