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ce, & qui malheureusement en est devenue une, parce qu’on a mieux aimé, comme l’observe M. Fleury, dire gueule & sinople, que rouge & verd. Les anciens ne connoissoient pas cette nouvelle livrée de la vanité ; mais les hommes iront toûjours en se perfectionnant de ce côté-là. Voilà donc encore un article qu’un dictionnaire historique ne doit pas négliger.

Enfin un dictionnaire historique doit faire mention des hommes illustres dans les Sciences, dans les Arts libéraux, &, autant qu’il est possible, dans les Arts méchaniques même. Pourquoi en effet un célebre horloger ne mériteroit-il pas dans un dictionnaire, une place que tant de mauvais écrivains y usurpent ? Ce n’est pas néanmoins que l’on doive exclure entierement d’un dictionnaire les mauvais écrivains ; il est quelquefois nécessaire de connoître au moins le nom de leurs ouvrages : mais leurs articles ne sauroient être trop courts. S’il y a quelques écrivains qu’on doive, pour l’honneur des lettres, bannir entierement d’un dictionnaire, ce sont les écrivains satyriques, qui pour la plûpart sans talent, n’ont pas même souvent le mince avantage de réussir dans ce genre bas & facile : le mépris doit être leur récompense pendant leur vie, & l’oubli l’est après leur mort. La postérité eût ignoré jusqu’aux noms de Bavius & de Mévius, si Virgile n’avoit eu la foiblesse de lancer un trait contr’eux dans un de ses vers.

On a reproché au dictionnaire de Bayle de faire mention d’un assez grand nombre d’auteurs peu connus, & d’en avoir omis de fort célebres. Cette critique n’est pas tout-à-fait sans fondement ; néanmoins on peut répondre que le dictionnaire de Bayle (en tant qu’historique) n’étant que le supplément de Morery, Bayle n’est censé avoir omis que les articles qui n’avoient pas besoin de correction ni d’addition. On peut ajoûter que le dictionnaire de Bayle n’est qu’improprement un dictionnaire historique ; c’est un dictionnaire philosophique & critique, où le texte n’est que le prétexte des notes : ouvrage que l’auteur auroit rendu infiniment estimable, en y supprimant ce qui peut blesser la religion & les mœurs.

Je ferai ici deux observations qui me paroissent nécessaires à la perfection des dictionnaires historiques. La premiere est que dans l’histoire des artistes on a, ce me semble, été plus occupé des Peintres que des Sculpteurs & des Architectes, & des uns & des autres, que des Musiciens ; j’ignore par quelle raison. Il seroit à souhaiter que cette partie de l’histoire des Arts ne fût pas aussi négligée. N’est-ce pas, par exemple, une chose honteuse à notre siecle, de n’avoir recueilli presqu’aucune circonstance de la vie des célebres musiciens qui ont tant honoré l’Italie, Corelli, Vinci, Léo, Pergolese, Terradellas & beaucoup d’autres ? on ne trouve pas même leurs noms dans nos dictionnaires historiques. C’est un avis que nous donnons aux gens de lettres, & nous souhaitons qu’il produise son effet.

Notre seconde observation a pour objet l’usage où l’on est dans les dictionnaires historiques, de ne point parler des auteurs vivans ; il me semble que l’on devroit en faire mention, ne fût-ce que pour donner le catalogue de leurs ouvrages, qui font une partie essentielle de l’histoire littéraire actuelle : je ne vois pas même pourquoi on s’interdiroit les éloges, lorsqu’ils les méritent. Il est trop pénible & trop injuste, comme l’a très bien remarqué M. Marmontel dans l’art. Critique, d’attendre la mort des hommes célebres pour leur rendre l’hommage qui leur est dû. Quand l’Écriture défend de loüer personne avant sa mort, elle veut dire seulement qu’on ne doit point donner aux hommes avant leur mort d’éloge général & sans restriction sur leur conduite, parce que cette conduite peut changer ; mais jamais

il n’a été défendu de loüer personne de son vivant sur ce qu’il a fait d’estimable : nous trouverions facilement dans l’Écriture même, des exemples du contraire. Pour les satyres, il faut se les interdire séverement. Je ne parle point ici seulement de celles qui outragent directement la probité ou les mœurs des citoyens, & qui sont punies ou doivent l’être par les lois ; je parle de celles même qui attaquent un écrivain par des injures grossieres, ou par le ridicule qu’on cherche à lui donner : si elles tombent sur un écrivain estimable qui n’y ait point donné lieu, ou dont les talens doivent faire excuser les fautes, elles sont odieuses & injustes : si elles tombent sur un mauvais écrivain, elles sont en pure perte, sans honneur & sans mérite pour celui qui les fait, & sans utilité ni pour le public, ni pour celui sur qui elles tombent.

En proscrivant la satyre, on ne sauroit au contraire trop recommander la critique dans un dictionnaire littéraire ; c’est le moyen de le rendre instructif & intéressant : mais il faut que cette critique soit raisonnée, sérieuse & impartiale ; qu’elle approuve & censure à propos, & jamais d’une maniere vague ; qu’elle ne s’exerce enfin que sur des ouvrages qui en vaillent la peine, & que par conséquent elle soit pleine de politesse & d’égards. Cette maniere de critiquer est la plus difficile, & par conséquent la plus rare ; mais elle est la seule qui survive à ses auteurs. Une discussion fine & délicate est plus utile, & plus agréable même aux bons esprits, qu’une ironie souvent déplacée. Voyez Critique & Satyre.

Je reviens aux éloges, & j’ajoûte qu’il faut être circonspect dans le choix des hommes à qui on les donne, dans la maniere de les donner, & dans l’objet sur lequel on les fait tomber. Un dictionnaire, tel que celui dont nous parlons, est fait par sa nature même pour passer à la postérité. La justice ou l’injustice des éloges, est un des moyens sur lesquels le reste de l’ouvrage sera jugé par cette postérité si redoutable, par ce fléau des critiques & des loüanges, des protecteurs & des protégés, des noms & des titres, qui saura sans fiel & sans flatterie apprécier les écrivains, non sur ce qu’ils auront été ni sur ce qu’on aura dit d’eux, mais sur ce qu’ils auront fait. L’auteur d’un dictionnaire historique doit pressentir dans tout ce qu’il écrit, le jugement que les siecles assemblés en porteront, & se dire continuellement à lui-même ces mots de Cicéron à Fannius, dans sa harangue pro Roscio Amerino : Quanta multitudo hominum ad hoc judicium vides ; quæ sit omnium mortalium expectatio, ut severa judicia fiant, intelligis. De plus, dans les éloges qu’on donne aux écrivains & aux artistes, soit morts, soit vivans, il faut avoir égard non seulement à ce qu’ils ont fait, mais à ce qui avoit été fait avant eux ; au progrès qu’ils ont fait faire à la science ou à l’art. Corneille n’eût-il fait que Mélite, il eût mérité des éloges, parce que cette piece, toute imparfaite qu’elle est, est très-supérieure à tout ce qui avoit précedé. De même, quelque parti qu’on prenne sur la musique françoise, on ne peut nier au moins que quelques-uns de nos musiciens n’ayent fait faire à cet art de grands progrès parmi nous, eu égard au point d’où ils sont partis. On ne peut donc leur refuser des éloges, comme on n’en peut refuser à Descartes, quelque système de philosophie qu’on suive.

Nous ne dirons qu’un mot de la chronologie qu’on doit observer dans un dictionnaire historique : les dates y doivent être jointes, autant qu’on le peut, à chaque fait tant soit peu considérable. Il est inutile d’ajoûter qu’elles doivent être fort exactes, principalement lorsque ces dates sont modernes. Sur les dates anciennes (sur-tout quand elles sont disputées)