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l’existence d’un seul Dieu, aussi-bien que ceux qui étoient initiés aux grands mysteres. J’accorde à M. Bayle que le polythéisme a dominé tous les esprits, à quelques philosophes près ; mais je soûtiens que le sentiment que nous avons de l’existence de Dieu, n’est point une erreur universelle, & voici sur quoi je me fonde. Il y a deux sortes de causes dans nos erreurs ; les unes extérieures, & les autres intérieures. Je mets au premier rang l’exemple, l’éducation, les mauvais raisonnemens, & les sophismes du discours. Les causes intérieures de nos erreurs & de nos préjugés se réduisent à trois, qui sont les sens, l’imagination, & les passions du cœur. Si nous examinons les causes extérieures de nos erreurs, nous trouverons qu’elles dépendent des circonstances, des tems, des lieux, & qu’ainsi elles varient perpétuellement. Qu’on considere toutes les erreurs qui regnent, & toutes celles qui ont regné parmi les peuples, l’on trouvera que l’exemple, l’éducation, les sophismes du discours, ou les fausses couleurs de l’éloquence, ont produit des erreurs particulieres, mais non pas des erreurs générales. On peut tromper quelques hommes, ou les tromper tous dans certains lieux & en certains tems, mais non pas tous les hommes dans tous les lieux & dans tous les siecles : or puisque l’existence de Dieu a rempli tous les tems & tous les lieux, elle n’a point sa source dans les causes extérieures de nos erreurs. Pour les causes intérieures de nos erreurs, comme elles se trouvent dans tous les hommes du monde, & que chacun a des sens, une imagination & un cœur qui sont capables de le tromper, quoique cela n’arrive que par accident, & par le mauvais usage que nous en faisons, elles peuvent faire naître des erreurs constantes & universelles.

Ces observations conduisent au dénouement de la difficulté qu’on tire du polythéisme. On conçoit aisément que le polythéisme a pû devenir une erreur universelle, & que par conséquent ce consentement unanime des nations ne prouve rien par rapport à lui ; il n’en faut chercher la source que dans les trois causes intérieures de nos erreurs. Pour contenter les sens, les hommes se firent des dieux visibles & revêtus d’une forme humaine. Il falloit bien que ces êtres-là fussent faits comme des hommes : quelle autre figure eussent-ils pû avoir ? Du moment qu’ils sont de figure humaine, l’imagination leur attribue naturellement tout ce qui est humain : les voilà hommes en toutes manieres, à cela près qu’ils sont toûjours un peu plus puissans que des hommes. Lisez l’origine des fables de M. de Fontenelle, vous y verrez comment l’imagination, de concert avec les passions, a enfanté les dieux & les déesses, & les a souillés de toutes sortes de crimes.

L’existence de Dieu étant une de ces premieres vérités qui s’emparent avec force de tout esprit qui pense & qui réfléchit, il semble que les gros volumes qu’on fait pour la prouver, sont inutiles, & en quelque sorte injurieux aux hommes ; du moins cela devroit être ainsi. Mais enfin, puisque l’impiété produit tous les jours des ouvrages pour détruire cette vérité, ou du moins pour y répandre des nuages, ceux qui sont bien intentionnés pour la religion, doivent employer toute la sagacité de leur esprit pour la soûtenir contre toutes les attaques de l’irreligion.

Pour contenter tous les goûts, je joindrai ici des preuves métaphysiques, historiques & physiques de l’existence de Dieu. M. Clarke, par les mains de qui les matieres les plus obscures, les plus abstruses, ne peuvent passer sans acquérir de l’évidence & de l’ordre, nous fournira les preuves métaphysiques. M. Jaquelot, l’homme du monde qui a réuni le plus de savoir & de raisonnement, & qui a le mieux fondu ensemble la philosophie & la critique, nous fournira

les preuves historiques. Nous puiserons dans l’ingénieux Fontenelle les preuves physiques, mais parées de tous les ornemens que l’esprit peut prêter à un fond si sec & si aride de lui-même.

Argumens métaphysiques. Les raisonnemens que met en œuvre M. Clarke, sont un tissu serré, une chaîne suivie de propositions liées étroitement, & nécessairement dépendantes les unes des autres, par lesquelles il démontre la certitude de l’existence de Dieu, & dont il déduit ensuite l’un après l’autre les attributs essentiels de sa nature, que notre raison bornée est capable de découvrir.

Premiere proposition. Que quelque chose a existé de toute éternité. Cette proposition est évidente ; car puisque quelque chose existe aujourd’hui, il est clair que quelque chose a toûjours existé.

Seconde proposition. Qu’un être indépendant & immuable a existé de toute éternité. En effet, si quelqu’être a nécessairement existé de toute éternité, il faut ou que cet être soit immuable & indépendant, ou qu’il y ait eu une succession infinie d’êtres dépendans & sujets au changement, qui se soient produits les uns les autres dans un progrès à l’infini, sans avoir eu aucune cause originale de leur existence. Mais cette derniere supposition est absurde, car cette gradation à l’infini est impossible & visiblement contradictoire. Si on envisage ce progrès à l’infini comme une chaîne infinie d’êtres dépendans qui tiennent les uns aux autres, il est évident que tout cet assemblage d’êtres ne sauroit avoir aucune cause externe de son existence, puisqu’on suppose que tous les êtres qui sont & qui ont été dans l’univers, y entrent. Il est évident, d’un autre côté, qu’il ne peut avoir aucune cause interne de son existence, parce que dans cette chaine infinie d’êtres il n’y en a aucun qui ne dépende de celui qui le précede Or si aucune des parties n’existe nécessairement, il est clair que tout ne peut exister nécessairement, la nécessité absolue d’exister n’étant pas une chose extérieure, relative & accidentelle de l’être qui existe nécessairement. Une succession infinie d’êtres dépendans, sans cause originale & indépendante, est donc la chose du monde la plus impossible.

Troisieme proposition. Que cet être immuable & indépendant, qui a existé de toute éternité, existe aussi par lui-même ; car tout ce qui existe, ou est sorti du néant, sans avoir été produit par aucune cause que ce soit ; ou il a été produit par quelque cause extérieure, ou il existe par lui-même. Or il y a une contradiction formelle à dire qu’une chose est sortie du néant, sans avoir été produite par aucune cause. De plus, il n’est pas possible que tout ce qui existe ait été produit par des causes externes, comme nous venons de le prouver : donc &c.

De cette troisieme proposition je conclus, 1° qu’on ne peut nier, sans une contradiction manifeste, l’existence d’un être qui existe nécessairement & par lui-même ; la nécessité en vertu de laquelle il existe étant absolue, essentielle & naturelle, on ne peut pas plus nier son existence, que la relation d’égalité entre ces deux nombres, deux fois deux est quatre, que la rondeur du cercle, que les trois côtés d’un triangle.

La seconde conséquence que je tire de ce principe, est que le monde matériel ne peut pas être cet être premier, original, incréé, indépendant & éternel par lui-même ; car il a été démontré que tout être qui a existé de toute éternité, qui est indépendant, & qui n’a point de cause externe, doit avoir existé par soi-même, doit nécessairement exister en vertu d’une nécessité naturelle & essentielle. Or de tout cela il suit évidemment que le monde matériel ne peut être indépendant & éternel par lui-même, à moins qu’il n’existe nécessairement, & d’une né-