Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/294

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ques provinces de l’empire. Aurélien marcha contre elle, la vainquit, & la fit prisonniere. Longin soupçonné d’avoir mal conseillé Zénobie, fut condamné à mort par l’empereur. Il apprit l’ordre de son supplice avec fermeté, & il employa l’art dans lequel il excelloit, à relever le courage de ses complices, & à les détacher de la vie. Il avoit beaucoup écrit ; les fragmens qui nous restent de son traité du sublime, suffisent pour nous montrer quelle étoit la trempe de son esprit.

Herennius & Origene sont les deux éclectiques de l’école d’Ammonius, que l’histoire de la secte nous offre immédiatement après Longin. Nous ne savons d’Herennius qu’une chose, c’est qu’il viola le premier le secret qu’il avoit juré à Ammonius, & qu’il entraîna par son exemple Origene & Plotin à divulguer la philosophie éclectique. Cet Origene n’est point celui des Chrétiens. L’éclectique mourut âgé de soixante-dix ans, peu de tems avant la fin du regne des empereurs Gallus & Volusien.

Voici un des plus célebres défenseurs de l’école Ammonienne, c’est Plotin ; Porphyre son condisciple & son ami nous a laissé sa vie. Mais quel fond peut-on faire sur le récit d’un homme qui s’étoit proposé de mettre Plotin en parallele avec Jesus-Christ ; & qui étoit assez peu philosophe pour s’imaginer qu’il les placeroit de niveau dans la mémoire des hommes, en attribuant des miracles à Plotin ? Si l’on rendoit justice à Porphyre sur cette misérable supercherie, loin d’ajoûter foi aux miracles de Plotin, on regarderoit son historien, malgré toute la violence avec laquelle on sait qu’il s’est déchaîné contre la religion chrétienne, comme peu convaincu de la fausseté des miracles de Jesus-Christ. Plotin naquit dans l’une des deux Lycopolis d’Egypte, la treizieme année du regne d’Alexandre Severe, & se livra à l’étude de la philosophie à l’âge de vingt-huit ans. Il suivit les maîtres les plus célebres d’Alexandrie ; mais il sortit chagrin de leurs écoles. C’étoit un homme mélancholique & superstitieux, & comme les philosophes qu’il avoit écoutés, faisoient assez peu de cas des mysteres de son pays, il les regarda comme des gens qui promettoient la sagesse sans la posseder. Le dégout de leurs principes, le conduisit dans l’école d’Ammonius. A peine eut-il entendu celui-ci disserter du grand principe & de ses émanations, qu’il s’écria : voila l’homme que je cherchois. Il étudia sous Ammonius pendant onze ans. Il ne se détermina à quitter son école, que pour parcourir l’Inde & la Perse, & s’instruire plus à fond des rêveries mystiques & des opérations théurgiques des Mages & des Gymnosophistes ; car il prenoit ces choses pour la seule véritable science. Une circonstance qu’il regarda comme favorable à son dessein, ce fut le départ de l’empereur Gordien pour son expédition contre les Parthes : mais Gordien fut tué dans la Mésopotamie, & notre philosophe risqua plusieurs fois de perdre la vie avant que d’avoir regagné Antioche. Il passa d’Antioche à Rome ; il avoit alors quarante ans ; il se trouvoit sur un grand théatre ; rien ne l’empêchoit de s’y montrer, que le serment qu’il avoit fait à Ammonius ; l’indiscrétion d’Herennius leva cet obstacle ; Plotin se croyant dégagé de son serment par le parjure d’Herennius, professa publiquement l’Eclectisme pendant dix ans, mais seulement de vive voix, sans rien dicter. On l’interrogeoit, & il répondoit. Cette maniere de philosopher devenant de jour en jour plus bruiante, par les disputes qu’elle excitoit entre ses disciples, & plus fatigante pour lui par la nécessité où il se trouvoit à chaque instant de répondre aux mêmes questions, il prit le parti d’écrire. Il commença la premiere année de Galien ; & la dixieme il avoit composé vingt & un ouvrages sur différens sujets. On ne se les

procuroit pas facilement : pour conserver encore quelques vestiges de la discipline philosophique d’Ammonius, on ne les communiquoit qu’à des éléves bien éprouvés, qu’aux éclectiques d’un jugement sain & d’un âge avancé. C’étoit, comme on le verra dans la suite, tout ce que la Métaphysique peut avoir de plus entortillé & de plus obscur, la Dialectique de plus subtil & de plus ardu, un peu de morale, & beaucoup de fanatisme & de théurgie. Mais s’il y avoit peu de danger à lire Plotin, il y en avoit beaucoup à l’entendre. La présence d’un auditoire nombreux élevoit son esprit ; sa bile s’enflammoit ; il voyoit en grand ; on se laissoit insensiblement entraîner & séduire par la force des idées & des images qu’il déployoit en abondance ; on partageoit son enthousiasme ; & comme l’on jugeoit de la vérité & de la beauté de ce qu’on venoit d’entendre, par la violence de l’émotion qu’on en avoit éprouvé, on s’en retournoit convaincu que Plotin étoit le premier homme du monde ; & en effet c’étoit une tête de la trempe de celle de nos Cardans, de nos Kircher, de nos Malbranches, de ces hommes moins utiles que rares : Quorum ingenium miro ardore inflammatum, & nescio quâ ambitione ductum, se se judicii habenis coerceri ægre fert & indignatur ; qui objectorum magnitudine capti & abrepti sibi sæpe ipsi non sunt præsentes ; ex horum numero qui non quid dicant sentiantve perpendunt, sed cogitationum vividissimarum fertilissimarumque fluctibus obvoluti, amplectuntur, quidquid œstuanti imaginationi occurrit altum, singulare & ab aliis diversum, fundamento fulciatur aliquo vel nullo, dummodo mentilus aliorum attonitis offeratur aliquid portentosum & enorme. Voilà ce que Plotin possédoit dans un degré surprenant ; sa figure d’ailleurs étoit imposante & noble. Tous les mouvemens de son ame venoient se peindre sur son visage ; & lorsqu’il parloit, il s’échappoit de son regard, de son geste, de son action & de toute sa personne, une persuasion dont il étoit difficile de se défendre, sur-tout quand on apportoit de son côté quelque disposition naturelle à l’enthousiasme. C’est ce qui arriva à un certain Rogatien ; les discours de Plotin lui échaufferent tellement la tête, qu’il abandonna le soin de ses affaires, chassa ses domestiques, méprisa des dignités auxquelles il étoit désigné, & tomba dans une misere affreuse, mais au milieu de laquelle il eut le bonheur de conserver sa frénésie.

Avec des qualités telles que celles que l’histoire accorde à Plotin, on ne manque pas de disciples ; aussi en eut-il beaucoup, parmi lesquels on nomme quelques femmes. Ses vertus lui mériterent la considération des citoyens les plus distingués ; ils lui confierent en mourant la fortune & l’éducation de leurs enfans. Pendant les vingt-six ans qu’il vêcut à Rome, il fut l’arbitre d’un grand nombre de différends, qu’il termina avec tant d’équité, que ceux-mêmes qu’il avoit condamnés devinrent ses amis. Il fut honoré des grands. L’empereur Galien & sa femme Salonine en firent un cas particulier. Il ne leur demanda jamais qu’une grace, qu’il n’obtint pas ; c’étoit la souveraineté d’une petite ville de la Campanie, qui avoit été ruinée, & du petit territoire qui en dépendoit. La ville devoit s’appeller Platonopolis ou la ville de Platon. Plotin s’engageoit à s’y renfermer avec ses amis, & à y réaliser la république de ce philosophe : mais il arriva alors ce qui arriveroit encore aujourd’hui ; les courtisans tournerent ce projet en ridicule, traduisirent Plotin comme une espece de fou, en dégoûterent l’empereur, & empêcherent qu’une expérience très-intéressante ne fût tentée.

Ce philosophe vivoit durement, ainsi qu’il convenoit à un homme qui regardoit ce monde comme le lieu de son exil, & son corps comme la prison de son ame ; il professoit la philosophie sans relâche ; il abu-