Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 5.djvu/296

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mortifications, de son cœur par une abnégation entiere de soi-même, en éloignât des hommes charnels & des raisonneurs orgueilleux, l’étoit-il qu’un Potamon, un Ammonius, un Longin, un Plotin, un Jamblique, ou fermassent les yeux sur les absurdités de l’histoire de Jupiter, ou ne les apperçussent point ? Jamblique étoit de Chalcis ville de Célésyrie ; il descendoit de parens illustres : il eut pour instituteur Anatolius, philosophe d’un mérite peu inférieur à Porphyre. Il fut d’un caractere doux, un peu renfermé, ne s’ouvrant guere qu’à ses disciples ; moins éloquent que Porphyre ; & l’éloquence ne devoit pas être comptée pour peu de chose dans des écoles où l’on professoit particulierement la théurgie, système auquel il étoit impossible de donner quelques couleurs séduisantes, sans le secours du sublime & de l’enthousiasme : cependant il ne manqua pas d’auditeurs, mais il les dut moins à ses connoissances qu’à son affabilité. Il avoit de la gaieté avec ses amis, & il leur en inspiroit : ceux qui avoient une fois goûté le charme de sa société, ne pouvoient plus s’en détacher. L’histoire ne nous a rien raconté de nos Mystiques, que nous ne retrouvions dans celle de Jamblique. Il avoit des extases, son corps s’élevoit dans les airs pendant ses entretiens avec les dieux ; ses vêtemens s’éclairoient de lumiere, il prédisoit l’avenir, il commandoit aux démons, il évoquoit des génies du fond des eaux. Jamblique écrivit beaucoup ; il laissa la vie de Pythagore, une exposition de son système théologique, des exhortations à l’étude de l’Éclectisme, un traité des Sciences mathématiques, un commentaire sur les institutions arithmétiques de Nicomaque, une exposition des mysteres égyptiens. Parmi ces ouvrages il y en a plusieurs où l’on auroit peine à reconnoître un prétendu faiseur de miracles ; mais qui reconnoîtroit Newton dans un commentaire sur l’Apocalypse ? & qui croiroit que cet homme qui a assemblé tout Londres dans une église, pour être témoin des resurrections qu’il promet sérieusement d’opérer, est le géometre Fatio ? Jamblique mourut l’an de Jesus-Christ 333, sous le regne de Constantin. La conversion de ce prince à la Religion chrétienne, fut un évenement fatal pour la Philosophie ; les temples du Paganisme furent renversés, les portes des écoles éclectiques fermées, les philosophes dispersés : il en coûta même la vie à quelques-uns de ceux qui oserent braver les conjonctures.

Tel fut le sort de Sopatre disciple de Jamblique ; il étoit d’Apamée ville de Syrie : Eunape en parle comme d’un homme éloquent dans ses écrits & dans ses discours. Il ajoûte que l’étendue de ses connoissances lui avoit acquis parmi les Grecs la réputation du premier philosophe de son tems (τὸν ἐπισημότατον τότε παρ’ Ἕλλησιν ἐπὶ παιδεύσει γεγενημένον.) Voici le fait tel qu’on le lit dans Eunape. Constantinople ou Byzance (car c’est la même ville sous deux noms différens) fournissoit anciennement l’Attique de vivres, & il est incroyable la quantité de grains que cette province de la Grece en tiroit ; mais il arriva dans ces tems que les vaisseaux qui venoient chargés d’Egypte, & que toutes les provisions qu’on tiroit de la Syrie, de la Phénicie, de l’Asie entiere, & d’une infinité d’autres contrées nourricieres de l’empire, ne purent suffire aux besoins de la multitude innombrable de prisonniers que l’empereur avoit rassemblés dans Byzance, & cela par la vanité puérile de recueillir au théatre un plus grand nombre d’applaudissemens : & de quelle sorte encore, & de quels gens ? d’une populace pleine de vin, d’hommes à qui l’yvresse ne permettoit ni de parler ni de se tenir debout, de barbares & d’étrangers qui savoient à peine prononcer son nom. Mais telle étoit la situation du port de Constantinople, que couvert par des montagnes, il

n’y avoit qu’un seul vent qui en favorisât l’entrée ; & ce vent ayant cessé de souffler, & suspendu trop long-tems l’arrivée des vivres dans une conjoncture où la ville, qui regorgeoit d’habitans, en avoit un besoin plus pressant, la famine se fit sentir. On se rendit à jeun au théatre ; & comme il n’y avoit presque point de gens yvres, il y eut peu d’applaudissemens, au grand étonnement de l’empereur, qui n’avoit pas rassemblé tant de bouches pour qu’elles restassent muettes. Les ennemis de Sopatre & des philosophes, attentifs à saisir toutes les occasions de les desservir & de les perdre, crurent en avoir trouvé une très-favorable dans ce contre-tems : C’est ce Sopatre, dirent-ils au crédule empereur, cet homme que vous avez comblé de tant de bienfaits, & qui est parvenu par sa politique à s’asseoir sur le throne à côté de vous ; c’est lui qui, par les secrets de sa philosophie malfaisante, tient les vents enchaînés, & s’oppose à votre triomphe & a votre gloire, tandis qu’il vous séduit par les faux éloges qu’il vous prodigue. L’empereur irrité ordonne la mort de Sopatre, & le malheureux philosophe tombe sur le champ frappé d’un coup de hache. Hélas ! il étoit arrivé à la cour dans le dessein de défendre la cause des philosophes, & d’arrêter, s’il étoit possible, la persécution qu’on exerçoit contr’eux. Il avoit présumé quelque succès de la force de son éloquence & de la droiture de ses intentions, & en effet il avoit réussi au-delà de ses espérances : l’empereur l’avoit admis au nombre de ses favoris, & les philosophes commençoient à prendre crédit à la cour, les courtisans à s’en allarmer, & les intolérans à s’en plaindre. Ceux-ci s’étoient apparemment déjà rendus redoutables au prince même, qu’ils avoient entraîné dans leurs sentimens, puisqu’il paroît que Sopatre fut une victime qu’il leur immola malgré lui, afin de calmer les murmures qui commençoient à s’élever. « Pour dissiper les soupçons qu’on pourroit avoir que celui qui avoit accueilli favorablement un hiérophante, un théurgiste, ne fût un néophite équivoque, il se détermina (dit Suidas) à faire mourir le philosophe Sopatre, » ut fideri faceret se non amplius religioni gentili addictum esse. Ablabius courtisan vil, sans naissance, sans ame, sans vertus, un de ces hommes faits pour capter la faveur des grands par toutes sortes de voies, & pour les deshonorer ensuite par les mauvais conseils qu’ils leur donnent en échange des bienfaits qu’ils en reçoivent, étoit devenu jaloux de Sopatre, & ce fut cette jalousie qui accéléra la perte du philosophe. Pourquoi faut-il que tant de rois commandent toûjours, & ne lisent jamais !

Edesius étoit de Cappadoce ; sa famille étoit considérée, mais elle n’étoit pas opulente. Il se livra à l’étude de la philosophie dans Athenes, où on l’avoit envoyé pour y apprendre quelqu’art lucratif : c’étoit répondre aussi mal qu’il étoit possible aux intentions de ses parens, qui auroient donné pour une piece d’or tous les livres de la république de Platon. Cependant sa sagesse, sa modération, son respect, sa patience, ses discours, parvinrent à réconcilier son pere avec la philosophie ; le bonhomme conçut enfin qu’une science qui rendoit son fils heureux sans les richesses, étoit préférable à des richesses qui n’avoient jamais fait le bonheur de personne sans cette science. La réputation de Jamblique appella Edesius en Syrie ; Jamblique le chérit, l’instruisit, & lui conféra le grand don, le don par excellence, le don d’enthousiasme. Les Théurgistes ne pouvoient donner de meilleures preuves du cas infini qu’ils faisoient de la Religion chrétienne, que de s’attacher à la copier en tout. Les Apôtres avoient conféré le saint Esprit, ou cette qualité divine en vertu de laquelle on persuade fortement ce dont on est fortement persuadé : les Eclectiques parodierent ces effets avec